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Justice transitionnelle: Interview exclusive de Sihem Bensedrine

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Sihem Bensedrine, journaliste et militante des droits de l'homme depuis plus de trente ans est impliquée dans le processus de justice transitionnelle depuis la revolution. Présidente du Centre pour la justice transitionnelle, elle reproche aujourd'hui au pouvoir en place un manque de volonté politique quant à l'ouverture des archives et la mise en place d'un travail de mémoire sur le passé dictatorial. Interview.


HuffPost Maghreb: Le livre noir a créé une polémique au sein du pouvoir, que pensez vous de l'acte du Président Marzouki. Pourquoi a-t-il agit de la sorte d'après vous?

Sihem Bensedrine: En s’affranchissant d’un processus institutionnel équitable, le livre est tombé dans l’instrumentalisation politique et raté son objectif annoncé, celui de démanteler le système de la propagande sous Ben Ali. Il a ainsi nourri une polémique qui vire à l’hystérie parfois et pas seulement au sein du pouvoir, mais dans l’ensemble de la classe politique et surtout les médias.

Le droit à la vérité est sacré: la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sans omissions ni manipulations. Les citoyens ont le droit de savoir ce qui se tramait sous l’ancien régime, qui étaient ceux qui collaboraient et comment ils procédaient. Il est temps de rompre avec la logique de tutelle envers les citoyens et de mettre fin à la loi de l’Omerta.

Je ne suis pas dans le secret du Palais, mais je suppose que Moncef Marzouki devait être excédé par les campagnes de dénigrements et d’insultes qui le ciblent en permanence. Surtout de la part de propagandistes notoires de la dictature, déliés de tout respect de la loi ou de la déontologie et devenus arrogants dans un contexte où ils n’ont pas eu à rendre compte de leurs mercenariat médiatique, ni des privilèges dont ils ont bénéficié aux dépends de la communauté nationale en récompense de leurs méfaits.

Les organismes professionnels et notamment le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) ont été défaillants, ils ont même protégé et défendu des mercenaires de la plume sous Ben Ali ainsi que ceux qui se rendent coupables de manquements à l’éthique professionnelle. Ils ont privilégié un corporatisme étroit qui met cette "nouvelle caste" au dessus de tout questionnement légal et renié l’agenda de la révolution pour des intérêts de lobbies.

Mais la défaillance la plus grave provient des autorités publiques (L'Assemblée nationale constituante et le Gouvernement) qui ont passé à la trappe un axe clé de l’agenda de la révolution, qui est la justice transitionnelle (JT) et estimé qu’on peut réussir une transition en passant outre la reddition des comptes sur les crimes du passé. En ajournant cette question fondamentale, ils ont fragilisé le processus et ouvert la voie à une restauration rampante de l’ancien système.


Que pensez-vous du projet de loi actuel sur la justice transitionnelle, est-ce qu'il peut garantir une réelle justice par rapport à la dictature?

Le Centre de Tunis de la justice transitionnelle (CTJT) dans lequel je milite a organisé des assises de la JT dès décembre 2011 et dégagé avec d'autres organisations de la société civile les grands axes de ce que devrait être un processus apaisé de justice transitionnelle.

Nous avons fait un travail de plaidoyer serré en vue d’inciter le ministère à prendre au sérieux cet agenda. Nous avons réussi à obtenir du Ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, Samir Dilou (qui a été très coopératif) la mise en place d’un comité technique de suivi impliquant la majorité des organisations non gouvernementales. Ce comité s’est attelé à la tâche de préparer une loi sur la JT dès le mois de mars 2012 et a rendu sa copie au mois d'octobre de la même année.

En décembre 2012, le Ministre et le comité technique ont présenté à l’Assemblée nationale constituante (ANC) le projet de loi. Il ne sera mis en débat à l'ANC que ce vendredi 13 décembre 2013. Mesurez ce retard qui dénote d’une absence de volonté politique évidente! En guise de rattrapage, on a eu droit à une diversion créée par le projet de loi d'immunisation de la révolution aux relents électoralistes à peine cachés.

Ce n’est pas seulement le retard que nous reprochons au projet actuellement entre les mains des députés, c’est aussi des modifications effectuées par les différentes commissions où il a transité et notamment la procédure de nomination des membres de la future Instance Vérité et Dignité qui ne garantit pas suffisamment leur totale indépendance.

La nécessité d’une mise en cohérence des différentes mesures de justice transitionnelle, notamment les textes juridiques déjà existants, afin de mieux protéger l’intérêt des victimes. Les questions relatives au Vetting (assainissement), le texte ne donne pas de garanties suffisantes et des critères clairs pour l’exclusion de la fonction publique. Les compétences du comité d’arbitrage et de réconciliation posent problème du point de vue des normes internationales et risquent de favoriser une sorte d’impunité pour les violations graves, il faudrait offrir des garanties plus claires contre les mesures d’amnistie pour ces violations.

Une lettre formelle a été adressée à l’ANC où toutes ces réserves sont détaillées par le collectif de la société civile, nous espérons trouver écho à nos recommandations.

On voit que dans le cadre du procès des blessés de la révolution et des martyrs, les preuves manquent et ralentissent la procédure, les rapports balistiques sont introuvables par exemple, est-ce que divulguer des archives n'est pas une manière de lutter contre la dissimulation de celles-ci?

Vous avez mis le doigt sur un problème clé: ce ne sont pas les preuves qui manquent à l’établissement de la vérité, mais l’accès à ces preuves. Les forces de sécurité (police et armée) ont toute latitude dans le cadre des lois en vigueur de s’abstenir de fournir ces preuves à la justice en se cachant derrière le secret d’Etat et les raisons de sécurité publique.

Mais qui définit ces raisons d’Etat? Souvent ceux qui ont intérêt à ce que la vérité ne soit pas dévoilée. C’est la raison pour laquelle nous avions proposé dans le projet de la société civile un accès de l’Instance Vérité et Dignité à tous les documents d’archives publics et privés sans restrictions et de sanctionner le fonctionnaire qui se dérobe ou s’abstient de fournir les documents à l’instance. Malheureusement le ministère de la Défense avait proposé un amendement à l’article concerné pour limiter cet accès par l’intérêt de la sécurité publique. Mais le résultat n’est pas trop mauvais et représente une avancée.

Dans le cas d'archives très sensibles comme celles au sein du Ministère de l'Intérieur, sait-on ce qu'elles sont devenues? Y'a-t-il une garantie qu'elles soient traitées et protégées?

En trois ans, elles ont eu largement le temps d’être manipulées, détruites ou volées. On a vu sur la chaîne de télévision Wataniya 1 le mois de mai 2011, une série documentaire "Dawlat el Fassad" montrant où et comment elles sont en train d’êtres détruites. Le gouvernement de Béji Caïd Essebsi a laissé faire à l'époque, et le porte parole du ministère de l’Intérieur avait déclaré ensuite que les archives étaient bien protégées.

Aucune mesure de protection ou de sauvegarde de ce qu'il en reste n’avait été prise, ni les coupables sanctionnés. Bien au contraire, à la fin de ce même mois de mai 2011, le commissaire principal Samir Feriani avait été enlevé devant son domicile puis jugé au tribunal militaire pour avoir dénoncé, entre autres, la destruction des archives de la police politique.

La question des archives de la dictature a été omise par les différents gouvernements qui se sont succédés depuis la chute du régime de Ben Ali. Les archives ont été pillées, vendues, détruites, mises au pilon, sans que cela n’inquiète outre mesure ceux qui ont eu la charge de l’Etat, notamment aux premiers mois de la révolution. Il nous reste malgré tout les archives nationales qui ont récolté pas mal de documents et "la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation" (CNICM) dirigée actuellement par l’avocat Samir Annabi.

Mais il est important de savoir que, quoi qu’on détruise, il restera toujours de quoi confondre les coupables devant une justice équitable quand la volonté politique existe.

Dans la loi sur la justice transitionnelle un accès aux archives privées et publiques est prévu mais peu de garanties sont émises sur la protection de celles-ci, qu'en pensez-vous?

L’article 2 du projet de loi stipule que "La connaissance de la vérité relative aux violations est un droit que la loi garantit à tous les citoyens, sans préjudice de leurs données personnelles et dans le respect des intérêts et de la dignité des victimes".

Il est fallacieux de prétendre que la mise au jour de la vérité est antinomique avec la protection des données personnelles. Toutes les expériences similaires, et notamment celle de la Pologne, prouvent qu’il est parfaitement cohérent de dévoiler les actes de corruption et les crimes du passé et de respecter la vie privée des citoyens. Cet argument a été usé jusqu’à la semelle par des personnes de mauvaise foi pour plaider le refus de dévoiler la vérité.

Le droit à la vérité est un droit humain fondamental. L’ONU lui a dédié une journée (le 24 mars) afin de reconnaître l’importance du droit à la vérité et à la justice, à connaître les violations des droits humains commises sous la dictature, à rendre leur dignité aux victimes en luttant contre l’impunité et pour le devoir de mémoire, et enfin à honorer ceux qui ont consacré leurs vies à lutter pour les droits humains pour tous.

Savoir pour éviter la tentation de la vengeance, c’est la clé de toute transition pacifique. La violence qui se déploie comme une pandémie a beaucoup à voir avec ce déficit de vérité et de justice.

Cette question est aujourd’hui pour les Tunisiens d’une brulante actualité. J’ai l’impression que certains lobbies travaillent à disséminer une sorte d’amnésie collective et à prendre la mémoire en otage par la destruction et la désinformation.

Pensez-vous que le climat politique actuel ralentisse le processus de justice transitionnelle?

Ce n’est pas le climat qui joue les ralentisseurs, c’est la volonté politique qui fait défaut. En attendant que l’instance Vérité et Dignité voie le jour, rien n’interdit à la CNICM, qui possède la majeure partie des archives de la présidence collectées peu de jours après la fuite de Ben Ali, de dévoiler de la vérité en publiant des rapports sur les investigations qu’elle a effectuées depuis 3 ans. Cela aurait évité au service de presse de la présidence de faire n’importe quoi, sans rigueur ni méthodologie, sur la base de documents pauvres en informations.

Cela fait plus de deux ans que l'on en parle, concrètement qu'est-ce qui a été fait?

Rien. En lieu et place de la vérité, les campagnes d'intimidation et de dénigrement contre ceux qui réclamaient l’accélération du processus de justice transitionnelle et l’ouverture des archives se sont multipliées. Pire encore, ceux qui revendiquent ce droit ont été accusés de "posséder" ces archives et d’y avoir accédé indûment, dont moi personnellement. Toutes ces campagnes sur un accès dont j’aurais bénéficié durant le passage de Farhat Rajhi au ministère de l'Intérieur relèvent de cette tentative de dissuader toute initiative citoyenne dans ce sens. Le ministre Rajhi lui même n’a pas eu accès aux archives de la police politique. On m’a proposé au début de la révolution "d’acheter" les archives qui me concernent! J’avais bien sûr refusé et répondu "je ne me reconnais pas dans cette révolution où la vérité se vend et s’achète, elle sera dévoilée un jour ou l’autre, je n’en suis pas la principale destinataire"!

C’est mon rôle en tant que militante de la société civile d’aider au dévoilement de la vérité, c’est ce que je fais en plaidant pour la justice transitionnelle parce que je crois au processus institutionnel.

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