La nouvelle Constitution tunisienne, vue comme une lueur d'espoir dans une région en crise, ne devra pas détourner notre attention des défis qui subsiste en termes de défense des droits démocratiques fondamentaux.
Les leaders et législateurs tunisiens entrent dans une phase critique de la sortie du pays de la dictature, pendant laquelle ils seront chargés de tirer le meilleur parti du nouveau cadre juridique. La cyber-surveillance, fortement contrôlée (et instrumentalisée) sous le régime de Ben Ali, est un indicateur utile pour évaluer dans quelle mesure les pratiques autoritaires sont durables.
Malgré le fait que certaines politiques dans ce domaine semblent plus représenter une continuité qu'une rupture avec l'ancien régime, les Tunisiens ont plus que jamais le pouvoir de peser dans le processus décisionnel. Mais ce nouveau potentiel participatif parviendra-t-il jusqu'aux institutions politisées qui n'ont pas été réformées?
Des acteurs provisoires utilisent des lois anciennes
Depuis le soulèvement de janvier 2011, des journalistes, des artistes et des intellectuels ont été poursuivis et jugés en vertu de l'ancien Code Pénal du régime de Ben Ali, laissant planer le doute sur une révolution de la liberté d'expression que beaucoup espéraient. Des acteurs provisoires ont exploité les lois répressives du Code, qui sanctionne la diffamation des agents publics, les menaces à l'ordre public, et la diffusion de "fausses" informations.
Prenons un exemple: un jour après qu'Ennahda, le parti Islamiste à la tête du gouvernement, ait officiellement renoncé à toute référence à la loi Islamique dans la Constitution, les bloggeurs Jabeur Mejri et Ghazi Beji ont été condamnés à sept ans de prison pour avoir insulté l'Islam et avoir été à l'encontre des bonnes mœurs dans des essais publiés en ligne.
Ennahda s'est retiré depuis les jugements. Mais pour le cyber-militant tunisien Skander Ben Hamda, la répression de la liberté d'expression post-Ben Ali n'a rien à voir avec l'Islam.
"C'est une question de pouvoir", dit-il. "Si c'est Ennahda, le parti utilisera le Code Pénal pour condamner ceux qui insultent l'Islam. Mais un autre parti trouvera d'autres raisons de faire la même chose -- il s'agit d'une classe politique conservatrice qui veut exercer son pouvoir".
Des militants comme Ben Hamda, qui espéraient initialement que les nouveaux dirigeants feraient cesser la répression instaurée par Ben Ali sur la liberté d'expression, se sentent entravés, inquiétés que le judiciaire reste menotté par des réflexes autoritaires de l'ancien régime.
Les cyber-militants sont particulièrement préoccupés par un décret-loi de 2013, pas encore approuvé, qui créerait l'Agence Technique de Télécommunications (ATT), une organisation gouvernementale chargée de superviser et de contrôler Internet dans le contexte d'une lutte contre le crime et le terrorisme.
Relent de souvenir de Ben Ali
Le Ministère des Technologies de l'Information et de la Communication a annoncé que l'Agence sera bientôt créée, malgré les pressions exercées par Reporters sans Frontières (RSF). Ces derniers ont affirmé que l'ATT était en inadéquation avec la législation internationale et reflètait un mépris flagrant pour les recommandations de l'ONU, qui exhortent la Tunisie à ne pas créer de nouveaux mécanismes de cyber-surveillance.
Les références vagues aux "crimes des systèmes informatiques" de la proposition et le manque des dispositions obligeant l'ATT à consulter les organes judiciaires rappellent les lois régissant l'Agence Tunisienne d'Internet de Ben Ali, ayant entrainé la fermeture de centaines de blog, dont celui de Ben Hamda, et l'emprisonnement d'écrivains et activistes.
Ben Hamda ne pense pas que la nouvelle Constitution puisse représenter une protection contre une telle loi, surtout quand le Code Pénal de Ben Ali est toujours en vigueur. Même si la liberté d'expression s'est améliorée depuis la révolution, il pense que les citoyens ne peuvent pas faire grand-chose pour démanteler le système de cyber-sécurité bien-établi.
"Ce n'est pas vraiment quasiment pas lié à la Constitution, en fait", m'a-t-il dit. La Tunisie n'a pas encore signé la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l'Europe, qui limiterait la censure. "En tant que cyber-militants, nous sommes toujours en danger".
ATT vs Constitution
D'autres, comme Kais Berrjab, un avocat qui publie des analyses juridiques sur son blog Cool Breakfast, pensent que les nouvelles garanties constitutionnelles rendraient l'Agence Technique des Télécommunications illégale. Pour cela, Berrjab a déposé une plainte auprès du Tribunal administratif (l'organe juridique spécialisé dans les actions administratives et les différends à propos des pouvoirs publics).
Rym Dhaoudi, avocate à Tunis, constate que l'ATT serait jugée non-constitutionnel si la plainte était traitée. Mais la situation est compliquée.
"Le tribunal examinera certainement plus la plainte pour l'adapter à ses priorités politiques que pour en faire un précédent juridique", dit-elle en faisant référence à une série d'incidents qui ont vu le tribunal annuler plusieurs décisions pour imposer son autorité à l'Assemblée Nationale Constituante.
Même si le décret-loi était rejeté,ce qui serait une victoire pour les progressistes, cela arriverait dans le cadre d'un système judiciaire biaisé. En fait, les protections institutionnelles sont insuffisantes pour garantir la liberté d'expression en Tunisie. Sans parler de la neutralité, le Tribunal administratif souffre de son inefficacité. "Cela prendrait un an pour que l'appel soit traité", explique Ben Hamda. "Et d'ici là, l'ATT sera établi depuis longtemps".
Ecart générationnel fondamental
Les cyber-militants se trouvent avec peu de moyens de lutter contre ce qu'ils voient comme une classe politique conspirant pour les faire disparaitre. Alors que Ben Hamda envisage de faire pression directement sur le nouveau Premier ministre Mehdi Jomaa pour demander que le décret-loi soit annulé, il pense que la liberté d'Internet en Tunisie sera victime d'un écart générationnel fondamental entre des leaders conservateurs et des jeunes doués en informatique.
"Au lieu d'innover, de créer des start-ups, de restaurer l'économie, nous sommes obligés de lutter pour nos droits", assène-t-il. En ce sens, la cyber-surveillance n'a pas seulement des conséquences sur les droits de l'Homme, mais affecte également l'économie tunisienne en étouffant le potentiel d'innovation et en empêchant la création d'emploi.
Malgré la chute de Ben Ali, la liberté d'Internet reste limitée en Tunisie, restreinte par des institutions inefficaces et un manque de volonté politique. La Constitution a été couverte d'éloges mais manque de dispositions protégeant spécifiquement les données personnelles et ne fait pas grand-chose pour atténuer ces risques.
Pire, la nouvelle charte contient des éléments dangereux qui pourraient promouvoir une stratégie en terme de cyber-sécurité. L'Article 6 prévoit que l'Etat "protège la religion" et "défend la liberté de croyance et de conscience" mais bloque également les menaces à l'encontre des lieux saints et interdit le takfir - l'accusation d'apostasie et l'incitation à la haine et à la violence.
Dans ce cadre juridique décousu, l'ATT aurait une grande marge de manœuvre pour réprimer l'expression sur Internet. Mais, pour les bloggeurs et les activistes, le premier obstacle sera de convaincre la génération précédente de relâcher son emprise sur le cyberspace.
Les leaders et législateurs tunisiens entrent dans une phase critique de la sortie du pays de la dictature, pendant laquelle ils seront chargés de tirer le meilleur parti du nouveau cadre juridique. La cyber-surveillance, fortement contrôlée (et instrumentalisée) sous le régime de Ben Ali, est un indicateur utile pour évaluer dans quelle mesure les pratiques autoritaires sont durables.
Malgré le fait que certaines politiques dans ce domaine semblent plus représenter une continuité qu'une rupture avec l'ancien régime, les Tunisiens ont plus que jamais le pouvoir de peser dans le processus décisionnel. Mais ce nouveau potentiel participatif parviendra-t-il jusqu'aux institutions politisées qui n'ont pas été réformées?
Des acteurs provisoires utilisent des lois anciennes
Depuis le soulèvement de janvier 2011, des journalistes, des artistes et des intellectuels ont été poursuivis et jugés en vertu de l'ancien Code Pénal du régime de Ben Ali, laissant planer le doute sur une révolution de la liberté d'expression que beaucoup espéraient. Des acteurs provisoires ont exploité les lois répressives du Code, qui sanctionne la diffamation des agents publics, les menaces à l'ordre public, et la diffusion de "fausses" informations.
Prenons un exemple: un jour après qu'Ennahda, le parti Islamiste à la tête du gouvernement, ait officiellement renoncé à toute référence à la loi Islamique dans la Constitution, les bloggeurs Jabeur Mejri et Ghazi Beji ont été condamnés à sept ans de prison pour avoir insulté l'Islam et avoir été à l'encontre des bonnes mœurs dans des essais publiés en ligne.
Ennahda s'est retiré depuis les jugements. Mais pour le cyber-militant tunisien Skander Ben Hamda, la répression de la liberté d'expression post-Ben Ali n'a rien à voir avec l'Islam.
"C'est une question de pouvoir", dit-il. "Si c'est Ennahda, le parti utilisera le Code Pénal pour condamner ceux qui insultent l'Islam. Mais un autre parti trouvera d'autres raisons de faire la même chose -- il s'agit d'une classe politique conservatrice qui veut exercer son pouvoir".
Des militants comme Ben Hamda, qui espéraient initialement que les nouveaux dirigeants feraient cesser la répression instaurée par Ben Ali sur la liberté d'expression, se sentent entravés, inquiétés que le judiciaire reste menotté par des réflexes autoritaires de l'ancien régime.
Les cyber-militants sont particulièrement préoccupés par un décret-loi de 2013, pas encore approuvé, qui créerait l'Agence Technique de Télécommunications (ATT), une organisation gouvernementale chargée de superviser et de contrôler Internet dans le contexte d'une lutte contre le crime et le terrorisme.
LIRE: La légalité de la création de l'ATT en question
Relent de souvenir de Ben Ali
Le Ministère des Technologies de l'Information et de la Communication a annoncé que l'Agence sera bientôt créée, malgré les pressions exercées par Reporters sans Frontières (RSF). Ces derniers ont affirmé que l'ATT était en inadéquation avec la législation internationale et reflètait un mépris flagrant pour les recommandations de l'ONU, qui exhortent la Tunisie à ne pas créer de nouveaux mécanismes de cyber-surveillance.
Les références vagues aux "crimes des systèmes informatiques" de la proposition et le manque des dispositions obligeant l'ATT à consulter les organes judiciaires rappellent les lois régissant l'Agence Tunisienne d'Internet de Ben Ali, ayant entrainé la fermeture de centaines de blog, dont celui de Ben Hamda, et l'emprisonnement d'écrivains et activistes.
Ben Hamda ne pense pas que la nouvelle Constitution puisse représenter une protection contre une telle loi, surtout quand le Code Pénal de Ben Ali est toujours en vigueur. Même si la liberté d'expression s'est améliorée depuis la révolution, il pense que les citoyens ne peuvent pas faire grand-chose pour démanteler le système de cyber-sécurité bien-établi.
LIRE AUSSI: De l'ATI à l'ATT, quel avenir pour l'nternet en Tunisie
"Ce n'est pas vraiment quasiment pas lié à la Constitution, en fait", m'a-t-il dit. La Tunisie n'a pas encore signé la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l'Europe, qui limiterait la censure. "En tant que cyber-militants, nous sommes toujours en danger".
ATT vs Constitution
D'autres, comme Kais Berrjab, un avocat qui publie des analyses juridiques sur son blog Cool Breakfast, pensent que les nouvelles garanties constitutionnelles rendraient l'Agence Technique des Télécommunications illégale. Pour cela, Berrjab a déposé une plainte auprès du Tribunal administratif (l'organe juridique spécialisé dans les actions administratives et les différends à propos des pouvoirs publics).
Rym Dhaoudi, avocate à Tunis, constate que l'ATT serait jugée non-constitutionnel si la plainte était traitée. Mais la situation est compliquée.
"Le tribunal examinera certainement plus la plainte pour l'adapter à ses priorités politiques que pour en faire un précédent juridique", dit-elle en faisant référence à une série d'incidents qui ont vu le tribunal annuler plusieurs décisions pour imposer son autorité à l'Assemblée Nationale Constituante.
Même si le décret-loi était rejeté,ce qui serait une victoire pour les progressistes, cela arriverait dans le cadre d'un système judiciaire biaisé. En fait, les protections institutionnelles sont insuffisantes pour garantir la liberté d'expression en Tunisie. Sans parler de la neutralité, le Tribunal administratif souffre de son inefficacité. "Cela prendrait un an pour que l'appel soit traité", explique Ben Hamda. "Et d'ici là, l'ATT sera établi depuis longtemps".
Ecart générationnel fondamental
Les cyber-militants se trouvent avec peu de moyens de lutter contre ce qu'ils voient comme une classe politique conspirant pour les faire disparaitre. Alors que Ben Hamda envisage de faire pression directement sur le nouveau Premier ministre Mehdi Jomaa pour demander que le décret-loi soit annulé, il pense que la liberté d'Internet en Tunisie sera victime d'un écart générationnel fondamental entre des leaders conservateurs et des jeunes doués en informatique.
"Au lieu d'innover, de créer des start-ups, de restaurer l'économie, nous sommes obligés de lutter pour nos droits", assène-t-il. En ce sens, la cyber-surveillance n'a pas seulement des conséquences sur les droits de l'Homme, mais affecte également l'économie tunisienne en étouffant le potentiel d'innovation et en empêchant la création d'emploi.
Malgré la chute de Ben Ali, la liberté d'Internet reste limitée en Tunisie, restreinte par des institutions inefficaces et un manque de volonté politique. La Constitution a été couverte d'éloges mais manque de dispositions protégeant spécifiquement les données personnelles et ne fait pas grand-chose pour atténuer ces risques.
Pire, la nouvelle charte contient des éléments dangereux qui pourraient promouvoir une stratégie en terme de cyber-sécurité. L'Article 6 prévoit que l'Etat "protège la religion" et "défend la liberté de croyance et de conscience" mais bloque également les menaces à l'encontre des lieux saints et interdit le takfir - l'accusation d'apostasie et l'incitation à la haine et à la violence.
Dans ce cadre juridique décousu, l'ATT aurait une grande marge de manœuvre pour réprimer l'expression sur Internet. Mais, pour les bloggeurs et les activistes, le premier obstacle sera de convaincre la génération précédente de relâcher son emprise sur le cyberspace.
Cet article a également été publié en anglais sur The Cairo Review of Global Affairs
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