La dernière fois, je suis arrivée à Kiev le 28 février, lorsque les premiers militaires russes déguisés en "hommes verts" sans signes de distinction étaient en train de pénétrer en Crimée. Ce soir-là, je dînais chez des amis et personne n'imaginait que la conquête de cette presqu'île soit envisageable. Et pourtant, seize jours seulement après cette discussion, la Crimée votait son "rattachement" à la Russie entériné illico presto par la Douma et le président Poutine.
Cette rapidité vertigineuse du "piton russe" laisse présager des jours difficiles pour l'Ukraine. Pour comprendre ce qui risque de se produire, il faut commencer par résumer comment la propagande russe officielle présente ce qui s'est passé ces derniers mois en Ukraine. Je résume cette position en italiques.
A la suite de "désordres" de masse, le pouvoir à Kiev a été pris par "une junte" dirigée par des extrémistes qui s'inspirent des idées nazies (sic !). Ces dangereux extrémistes jouissent d'un soutien des Etats-Unis et de l'Europe, les deux entités impérialistes (sic !) ayant pour objectif de s'emparer d'un pays certes en faillite, mais stratégiquement important, qui sera un réservoir de main-d'œuvre qualifiée et peu chère et offrira un nouveau marché pour les marchandises occidentales. Le rapprochement avec l'Europe ira de pair avec l'adhésion à l'Otan, et des missiles intercontinentaux à ogives nucléaires seront pointés sur la Russie depuis Odessa ou Donetsk. Une grande partie du peuple ukrainien, et en particulier le sud et l'est du pays où résident des russophones, ne veut pas de ce scénario. Le peuple de l'Ukraine est en train de se soulever. Il ne reconnaît pas le pouvoir de la junte et exige la tenue de référendums régionaux portant sur l'indépendance des régions. De son côté, la junte qui essaie par tous les moyens de préserver son pouvoir abusif utilise l'armée contre son propre peuple. Quant aux Occidentaux, forts de leurs doubles standards, ils punissent la Russie de sanctions pour le rattachement parfaitement légitime de la Crimée et la menacent de sanctions encore plus lourdes si elle intervient militairement en Ukraine de l'Est. Ces sanctions n'auront aucun effet sur la Russie, par contre, elles nuiront à l'Occident lui-même. D'ailleurs, la Russie peut réduire les Etats-Unis en poussière nucléaire.
Un tel résumé succinct ne reflète qu'une partie de la réalité. Il faut voir des journaux, des commentaires politiques, des talk-shows et même des concerts à la télévision russe pour comprendre que le mensonge et la propagande à la fois patriotique, anti-américaine, anti-européenne et violemment guerrière ont atteint des sommets inégalés depuis la guerre froide à l'époque de Staline, entre 1947 et 1953. Comment expliquer cette montée, ou plutôt cette lame de fond, d'un patriotisme haineux où l'Europe apparaît subitement comme l'ennemi de la Russie presque plus dangereux que l'ennemi traditionnel numéro un, les Etats-Unis?
Par nécessité, je serai schématique. Pendant plusieurs années, la diplomatie russe refusait de considérer l'Europe comme un ensemble "sérieux" en matière politique. Pour elle, l'Europe n'était qu'un marché commun, et il fallait parler politique séparément avec chaque pays européen, et en particulier, avec des "ténors" comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne. C'est peut-être avec l'apparition du projet d'un partenariat oriental proposé par l'UE à six pays issus de l'ex-URSS, à savoir l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, que la direction russe a commencé à se rendre compte de l'importance de l'UE, malgré la faiblesse de sa coordination politique. En effet, il s'agit de la première puissance économique mondiale peuplée de 505 millions d'habitants et possédant une redoutable machine militaire, y compris le potentiel nucléaire non négligeable dont disposent la France et la Grande-Bretagne. Et de surcroît, les pays de l'UE forment le pilier européen de l'Otan!
Face à ce colosse européen, la Russie fait pâle figure. Elle est plus grande en territoire seulement, mais sa population fait moins de 30% de celle de l'UE et sa puissance économique est dérisoire en comparaison avec l'UE: sa part dans l'économie mondiale est de l'ordre de 4% et celle de l'UE, de 23%.
C'est ce constat, et non simplement la nostalgie de l'empire soviétique perdu, qui motive Vladimir Poutine à créer l'Union eurasienne. Mais jusque-là, ses alliés dans ce projet, le Kazakhstan et la Biélorussie, pays dictatoriaux comme la Russie, n'ont pas contribué de façon substantielle au renforcement du nouveau bloc. Ensemble, les trois pays comptent près de 170 millions de personnes, et tous les trois ont raté le coche de la modernisation. La Russie et le Kazakhstan vivent essentiellement de la rente des matières premières dont les hydrocarbures, et la Biélorussie vit aux crochets de la Russie. L'Arménie qui a déclaré son désir quelque peu forcé par les circonstances d'adhérer à la future Union n'est peuplée que de trois millions d'habitants et sa situation économique est désastreuse. Il est évident que le seul pays qui peut, à terme, améliorer la donne, c'est l'Ukraine.
C'est un pays fortement industrialisé qui compte près de 45 millions d'habitants et dont la moitié Est travaille déjà, en grande partie, pour l'industrie militaire russe. Avec l'adhésion de l'Ukraine, l'Union eurasienne serait autre chose que la Russie bis avec quelques petits satellites. Et puis, dans la logique anachronique de Vladimir Poutine, le rattachement, sous une forme ou une autre, de l'Ukraine éloigne le "maléfique" Otan des centres vitaux russes. C'est exactement la même logique qui a guidé Staline dans le partage de l'Europe de l'Est avec Hitler, en 1939. En plus de l'élargissement territorial perçu comme le seul principe du pouvoir tsariste, hérité par les communistes, ce partage permettait à Staline d'éloigner la menace hitlérienne de Moscou.
Quel est alors le projet poutinien pour l'Ukraine ? Il est évident que la signature d'un accord d'association avec l'UE détourne définitivement ce pays d'un avenir au sein de l'Union Eurasienne en voie de constitution (pour l'instant, il n'existe qu'une Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan). Et si la Russie n'a pu empêcher une révolution populaire, l'éviction d'un président pro-russe corrompu et pilleur et l'émergence d'un nouveau pouvoir pro-européen à Kiev, il ne lui reste qu'à dépecer l'Ukraine et s'en rattacher une partie au moins.
Après le "rattachement" de la Crimée, c'est ce scénario qui est en passe de se réaliser. Il ne faut pas nier que l'Est de l'Ukraine est en partie pro-russe et que sa population ne partage peut-être pas dans son ensemble les valeurs européennes dont elle ignore tout. Mais lorsque Viktor Ianoukovitch, pendant des années, a promis de signer l'accord d'association avec l'UE, on n'a pas vu de protestations ou de mouvements de masse à l'Est du pays. On ne les a pas vus, non plus, lors de l'émergence du Maïdan à Kiev et dans des dizaines d'autres villes ukrainiennes. Pourquoi alors cette révolte subite, à l'heure qu'il est? On a des dizaines de preuves irréfutables que, dans la région de Donetsk, comme quelques semaines plus tôt en Crimée, ce sont des instructeurs russes issus des forces spéciales du ministère de la Défense russe qui livrent des armes aux "activistes", les aident à s'emparer de casernes et de bâtiments administratifs en coordonnant les opérations.
Le gouvernement ukrainien semble être pris au piège. S'il n'envoie pas des forces armées en quantité suffisante, ce sera le scénario criméen: proclamation d'une "république" après l'autre, celle de Donetsk, puis celle de Lougansk, puis celle de Kharkiv, etc. Et une fois qu'on aura quelques petites républiques ayant proclamé leur "indépendance", elles se réuniront au sein d'une Fédération, une sorte d'Allemagne de l'Est bis, qui adhérerait à l'Union eurasienne en coupant au passage l'accès à la mer Noire pour l'Ukraine. Le gouvernement pro-occidental accusé d'impuissance pourrait alors être destitué ou perdre des élections en plongeant ce qui reste de l'Ukraine dans le chaos.
Et si le gouvernement ukrainien repousse avec succès les menées séparatistes, ce sera au prix du sang, ce qui pourrait donner à la Russie un prétexte à l'intervention militaire. Le résultat risque d'être in fine le même, sauf qu'il vaut toujours mieux pour un pays de sauver son honneur, même dans une défaite, que d'accepter une occupation sans livrer bataille.
J'aimerais beaucoup que tout cela ne soit qu'un cauchemar et que nous nous réveillions demain en voyant émerger une Ukraine pro-occidentale et démocratique. Mais pour que ce souhait se réalise, il faudra probablement passer -hélas pour nous, les Européens- par la case de sanctions lourdes contre la Russie qui puissent faire déchanter ses élites gouvernantes et les obliger à changer de régime. Tant que Poutine reste aux commandes, on devra craindre ses visées impérialistes.
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A la suite de "désordres" de masse, le pouvoir à Kiev a été pris par "une junte" dirigée par des extrémistes qui s'inspirent des idées nazies (sic !). Ces dangereux extrémistes jouissent d'un soutien des Etats-Unis et de l'Europe, les deux entités impérialistes (sic !) ayant pour objectif de s'emparer d'un pays certes en faillite, mais stratégiquement important, qui sera un réservoir de main-d'œuvre qualifiée et peu chère et offrira un nouveau marché pour les marchandises occidentales. Le rapprochement avec l'Europe ira de pair avec l'adhésion à l'Otan, et des missiles intercontinentaux à ogives nucléaires seront pointés sur la Russie depuis Odessa ou Donetsk. Une grande partie du peuple ukrainien, et en particulier le sud et l'est du pays où résident des russophones, ne veut pas de ce scénario. Le peuple de l'Ukraine est en train de se soulever. Il ne reconnaît pas le pouvoir de la junte et exige la tenue de référendums régionaux portant sur l'indépendance des régions. De son côté, la junte qui essaie par tous les moyens de préserver son pouvoir abusif utilise l'armée contre son propre peuple. Quant aux Occidentaux, forts de leurs doubles standards, ils punissent la Russie de sanctions pour le rattachement parfaitement légitime de la Crimée et la menacent de sanctions encore plus lourdes si elle intervient militairement en Ukraine de l'Est. Ces sanctions n'auront aucun effet sur la Russie, par contre, elles nuiront à l'Occident lui-même. D'ailleurs, la Russie peut réduire les Etats-Unis en poussière nucléaire.
Un tel résumé succinct ne reflète qu'une partie de la réalité. Il faut voir des journaux, des commentaires politiques, des talk-shows et même des concerts à la télévision russe pour comprendre que le mensonge et la propagande à la fois patriotique, anti-américaine, anti-européenne et violemment guerrière ont atteint des sommets inégalés depuis la guerre froide à l'époque de Staline, entre 1947 et 1953. Comment expliquer cette montée, ou plutôt cette lame de fond, d'un patriotisme haineux où l'Europe apparaît subitement comme l'ennemi de la Russie presque plus dangereux que l'ennemi traditionnel numéro un, les Etats-Unis?
Par nécessité, je serai schématique. Pendant plusieurs années, la diplomatie russe refusait de considérer l'Europe comme un ensemble "sérieux" en matière politique. Pour elle, l'Europe n'était qu'un marché commun, et il fallait parler politique séparément avec chaque pays européen, et en particulier, avec des "ténors" comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne. C'est peut-être avec l'apparition du projet d'un partenariat oriental proposé par l'UE à six pays issus de l'ex-URSS, à savoir l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, que la direction russe a commencé à se rendre compte de l'importance de l'UE, malgré la faiblesse de sa coordination politique. En effet, il s'agit de la première puissance économique mondiale peuplée de 505 millions d'habitants et possédant une redoutable machine militaire, y compris le potentiel nucléaire non négligeable dont disposent la France et la Grande-Bretagne. Et de surcroît, les pays de l'UE forment le pilier européen de l'Otan!
Face à ce colosse européen, la Russie fait pâle figure. Elle est plus grande en territoire seulement, mais sa population fait moins de 30% de celle de l'UE et sa puissance économique est dérisoire en comparaison avec l'UE: sa part dans l'économie mondiale est de l'ordre de 4% et celle de l'UE, de 23%.
C'est ce constat, et non simplement la nostalgie de l'empire soviétique perdu, qui motive Vladimir Poutine à créer l'Union eurasienne. Mais jusque-là, ses alliés dans ce projet, le Kazakhstan et la Biélorussie, pays dictatoriaux comme la Russie, n'ont pas contribué de façon substantielle au renforcement du nouveau bloc. Ensemble, les trois pays comptent près de 170 millions de personnes, et tous les trois ont raté le coche de la modernisation. La Russie et le Kazakhstan vivent essentiellement de la rente des matières premières dont les hydrocarbures, et la Biélorussie vit aux crochets de la Russie. L'Arménie qui a déclaré son désir quelque peu forcé par les circonstances d'adhérer à la future Union n'est peuplée que de trois millions d'habitants et sa situation économique est désastreuse. Il est évident que le seul pays qui peut, à terme, améliorer la donne, c'est l'Ukraine.
C'est un pays fortement industrialisé qui compte près de 45 millions d'habitants et dont la moitié Est travaille déjà, en grande partie, pour l'industrie militaire russe. Avec l'adhésion de l'Ukraine, l'Union eurasienne serait autre chose que la Russie bis avec quelques petits satellites. Et puis, dans la logique anachronique de Vladimir Poutine, le rattachement, sous une forme ou une autre, de l'Ukraine éloigne le "maléfique" Otan des centres vitaux russes. C'est exactement la même logique qui a guidé Staline dans le partage de l'Europe de l'Est avec Hitler, en 1939. En plus de l'élargissement territorial perçu comme le seul principe du pouvoir tsariste, hérité par les communistes, ce partage permettait à Staline d'éloigner la menace hitlérienne de Moscou.
Quel est alors le projet poutinien pour l'Ukraine ? Il est évident que la signature d'un accord d'association avec l'UE détourne définitivement ce pays d'un avenir au sein de l'Union Eurasienne en voie de constitution (pour l'instant, il n'existe qu'une Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan). Et si la Russie n'a pu empêcher une révolution populaire, l'éviction d'un président pro-russe corrompu et pilleur et l'émergence d'un nouveau pouvoir pro-européen à Kiev, il ne lui reste qu'à dépecer l'Ukraine et s'en rattacher une partie au moins.
Après le "rattachement" de la Crimée, c'est ce scénario qui est en passe de se réaliser. Il ne faut pas nier que l'Est de l'Ukraine est en partie pro-russe et que sa population ne partage peut-être pas dans son ensemble les valeurs européennes dont elle ignore tout. Mais lorsque Viktor Ianoukovitch, pendant des années, a promis de signer l'accord d'association avec l'UE, on n'a pas vu de protestations ou de mouvements de masse à l'Est du pays. On ne les a pas vus, non plus, lors de l'émergence du Maïdan à Kiev et dans des dizaines d'autres villes ukrainiennes. Pourquoi alors cette révolte subite, à l'heure qu'il est? On a des dizaines de preuves irréfutables que, dans la région de Donetsk, comme quelques semaines plus tôt en Crimée, ce sont des instructeurs russes issus des forces spéciales du ministère de la Défense russe qui livrent des armes aux "activistes", les aident à s'emparer de casernes et de bâtiments administratifs en coordonnant les opérations.
Le gouvernement ukrainien semble être pris au piège. S'il n'envoie pas des forces armées en quantité suffisante, ce sera le scénario criméen: proclamation d'une "république" après l'autre, celle de Donetsk, puis celle de Lougansk, puis celle de Kharkiv, etc. Et une fois qu'on aura quelques petites républiques ayant proclamé leur "indépendance", elles se réuniront au sein d'une Fédération, une sorte d'Allemagne de l'Est bis, qui adhérerait à l'Union eurasienne en coupant au passage l'accès à la mer Noire pour l'Ukraine. Le gouvernement pro-occidental accusé d'impuissance pourrait alors être destitué ou perdre des élections en plongeant ce qui reste de l'Ukraine dans le chaos.
Et si le gouvernement ukrainien repousse avec succès les menées séparatistes, ce sera au prix du sang, ce qui pourrait donner à la Russie un prétexte à l'intervention militaire. Le résultat risque d'être in fine le même, sauf qu'il vaut toujours mieux pour un pays de sauver son honneur, même dans une défaite, que d'accepter une occupation sans livrer bataille.
J'aimerais beaucoup que tout cela ne soit qu'un cauchemar et que nous nous réveillions demain en voyant émerger une Ukraine pro-occidentale et démocratique. Mais pour que ce souhait se réalise, il faudra probablement passer -hélas pour nous, les Européens- par la case de sanctions lourdes contre la Russie qui puissent faire déchanter ses élites gouvernantes et les obliger à changer de régime. Tant que Poutine reste aux commandes, on devra craindre ses visées impérialistes.
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