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"La Femme Tunisienne" bourreau des femmes tunisiennes?

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"Les femmes - sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites - ne disent pas "nous" ; les hommes disent "les femmes", et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet". Simone de Beauvoir.


La récente polémique suscitée par Ibrahim Gassas suite à des propos misogynes a pour mérite de soulever des questions qui, figées sous le poids d'un mythe, ne se posent pas assez souvent en Tunisie.

Pourquoi, malgré des avancées indéniables en matière de droit des femmes, entendons-nous encore de tels propos, à l'assemblée ou ailleurs? Pourquoi la hiérarchisation des sexes au profit de l'homme reste un fait omniprésent dans la réalité tunisienne? Où se situe l'anomalie entre une politique volontariste vieille d'un demi-siècle et une réalité où tout encore reste à faire pour assurer l'égalité homme-femme?

Je ne prétends pas ici éclaircir ces questions dans leur totalité, la réponse ne peut être unique car des dynamiques diverses sont à l'œuvre, qui aboutissent au résultat que nous connaissons. Je vais me concentrer uniquement sur une problématique spécifiquement tunisienne, qui semble, à mon sens, au cœur de la question de l'écart entre le discours sur la femme et la réalité de la situation de la femme au sein de la société. Cette question est précisément celle de "La Femme Tunisienne", comme expression fétiche du féminisme étatique.

Si l'on commence par étudier la structure de cette expression, on constate d'abord qu'elle est au singulier, désignant une seule personne (ici, une personne symbolique, un objet). Le déterminant utilisé, "la", est un article défini, ce qui signifie qu'on désigne une personne bien précise, caractérisée par sa qualité de "tunisienne", donc caractérisée par sa nationalité. "La Femme Tunisienne" est une expression politique, qui s'est fondue dans le langage commun, acquérant au fil du temps une portée normative forte. L'utilisation du singulier dénote déjà du caractère normatif de l'expression puisqu'elle dénote grammaticalement d'un rejet de la pluralité.

La femme contre la France

On ne peut situer très exactement les origines de cette expression devenue si courante. Mais si on considère de prime abord que "la Femme Tunisienne" est un concept politique, alors nous pouvons remonter à l'époque où la femme commence à devenir un enjeu politique.

En 1930, Tahar Haddad publie Notre femme dans la charia et la société dans lequel il formule une pensée centrée sur le progrès comme caractéristique fondamentale de l'islam, aboutissant dès lors à la nécessité de l'égalité homme femme.

Au-delà de l'aspect religieux de sa démonstration, il considère l'égalité homme-femme (notamment à travers l'éducation des femmes) comme une condition sine qua non à la libération de la nation du joug colonial. C'est que, lorsqu'il rédigea ce livre, il y avait urgence: le pays était dominé par la France, qui, tout comme le Royaume-Uni, justifiait sa domination par son devoir de civiliser les nations arriérées qu'étaient les nations arabes, et, entre autres preuves de l'archaïsme arabe à leurs yeux, était le traitement que les hommes infligeaient aux femmes en ces pays, des femmes qu'il fallait donc libérer de l'homme arabe.

Nul besoin de préciser à quel point cette rhétorique est grossière puisque bien souvent les mêmes politiciens défendant la colonisation sous un prétexte de protection des femmes luttaient avec acharnement contre les mouvements féministes qui agitaient leurs pays.

Ainsi, la question féminine telle que formulée par Haddad s'inscrit dans un contexte où il faut se libérer de l'Autre en prouvant sa modernité.

Dans les années qui suivirent, s'instille un débat entre ceux qui, suivant Haddad, pensent que pour se libérer de la France il faut émanciper les femmes, et ceux qui, au contraire, pensent la femme comme un fait identitaire majeur et refusent de faire évoluer sa condition sous prétexte que cela reviendrait à détruire l'identité tunisienne, menacée par la colonisation. Bourguiba a été de ceux-là. Dans la distinction qu'il fallait faire entre Soi et l'Autre, les femmes étaient un enjeu vital, puisque si le colonisateur parvenait à modifier la situation des femmes et le rapport entre les sexes la défaite de la Tunisie serait totale.

Naissance de "la Femme tunisienne"

Après l'indépendance, la menace sur l'identité fut considérée obsolète par Bourguiba puisque le pays était indépendant et souverain. Il mit donc en place le Code du Statut Personnel et d'autres textes de lois favorables à l'émancipation féminine. Par ces textes, Bourguiba faisait des femmes le fer de lance de la modernisation, érigeant celles-ci en symbole du succès de sa politique, c'est la naissance de "la Femme Tunisienne" telle que nous la connaissons aujourd'hui. La modernisation a peu à peu été traitée comme un fait identitaire proprement tunisien, la femme tunisienne se devait d'être moderne pour être à la hauteur des droits qui lui ont été accordés.

Le cas Ben Ali est quant à lui plus complexe puisque les avancées en matière de droit des femmes servirent de cache-misère pour un régime autoritaire et creux. L'émancipation des femmes n'a en fait jamais été érigée en objectif en soi, le féminisme d'Etat tel que la Tunisie l'a connue a servi surtout de carte joker pour les régimes successifs, pour montrer à l'Autre que nous sommes modernes.

Pour preuve, les arrachages de voile tels qu'ils ont été pratiqués sous Ben Ali, puisque la modernité était devenu non seulement une caractéristique identitaire pour le régime mais surtout un moyen de lutte contre l'islamisme. Le voile en effet, allait à l'encontre de l'image que le régime voulait transmettre du pays, à l'encontre d'une prétendue identité faite de modernité assumée. Curieux hasard quand on pense que pendant la colonisation, c'était l'abandon du voile qui était vue comme une menace à l'identité tunisienne.

"La Vraie Femme Tunisienne"

L'identitaire, depuis plus de 80 ans, s'est attaché au corps des femmes, à leur façon de vivre, si bien qu'elles symbolisent pour beaucoup plus qu'un simple corps humain de sexe féminin. Elles symbolisent la modernité pour les uns, l'authenticité pour les autres. Le symbole érige une norme puisque faire de quelqu'un un symbole, c'est aussi le transformer en objet, en objet qui doit répondre à certaines attentes.

C'est ainsi que les femmes tunisiennes sont les otages de "La Femme Tunisienne". Une femme qui n'existe que dans l'imaginaire collectif et qui, pour exister, s'impose aux femmes dans leur pluralité, en érigeant un modèle normatif identitaire.

Cette notion de "Femme Tunisienne" est si bien rentrée dans l'imaginaire collectif que beaucoup de femmes ne semblent plus se rendre compte de la portée normative de cette expression, et se l'approprient à des fins d'exclusion de femmes qui, à leur yeux, ne correspondent pas aux idéaux de modernité ou d'éducation, si bien que l'on entend aujourd'hui des "la vraie femme tunisienne, moderne et éduquée", comme si les autres ne méritaient pas le statut de femmes tunisiennes. Comme si, pour être femme tunisienne, il fallait répondre à certains critères.

Au sein d'une société qui reste malgré les réformes désespérément misogyne, et ce au sein de toutes les classes, même celles dites "modernes" ou "progressistes", il semble qu'exclure des femmes de la catégorie "femme" en les accusant de trahir l'idéal modernisateur ne soit pas la meilleure idée qui soit.

Les femmes tunisiennes souffrent à peu près toutes des mêmes maux, à des degrés divers. Or, la lutte pour décider de ce qu'est "La Femme Tunisienne" et de qui peut prétendre à ce titre non seulement divise irrémédiablement les femmes, mais en plus, éloigne l'attention de tous les problèmes quotidiens auxquels les femmes sont confrontés au sein d'une société patriarcale.

Enfin, savoir qui est et qui n'est pas une femme tunisienne est irrémédiablement inutile puisqu'aux dernières nouvelles, nous le sommes toutes.

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