"Aujourd'hui, la plupart des universités sont à ranger dans le même sac que les asiles de vieux, des endroits où l'on case les gens pendant quelques années parce qu'ils sont dans une tranche d'âge difficile."
Stephen McCauley
Dans certains pays, la définition de l'élite tend à dépasser l'académisme des siècles derniers. Celle-ci s'élargit pour comprendre toutes "les personnes et les groupes qui, par suite du pouvoir qu'ils détiennent ou de l'influence qu'ils exercent, contribuent à l'action historique d'une collectivité, soit par la décision qu'ils prennent, par les idées, les sentiments ou les émotions qu'ils expriment ou qu'ils symbolisent" (Guy Rocher).
L'élite, dans le sens moderne du terme, revêt une dimension aussi bien participative que symbolique, émotionnelle et intellectuelle.
Or, après des années de persécution et de black-out, l'"élite" tunisienne n'est plus qu'un émiettement épars d'écrivains, de critiques et de chercheurs qui ne disposent d'aucune influence. Pire encore, c'est un pouvoir répulsif que ces derniers semblent exercer sur le grand public. Les ravages de la dictature ne peuvent expliquer à eux seuls cette situation: l'histoire nous prouve que l'élite arrivait souvent à influer sur la destinée des peuples malgré les interdictions et les politiques de répression.
Faudrait-il creuser encore plus profond pour tenter de comprendre les raisons de la faillite actuelle de l'"élite" tunisienne.
La culture de l'arrogance
On ne peut expliquer le marasme des intellectuels tunisiens sans remonter à la source principale du problème, c'est-à-dire, à la mentalité générale qui règne sur l'Université tunisienne.
L'Université est censée être un haut lieu de partage et de transmission des connaissances selon des techniques bien appropriées que résume le terme "pédagogie". On se serait attendu donc à ce que les diplômés, sortis d'un lieu fondé sur l'esprit de partage et de transmission, soient habilités à éprouver le même souci de partage et de transmission. On se serait attendu également à ce que l'élite tunisienne soit munie d'un certain bagage pédagogique.
Or, ce que nous constatons dans la majorité des universités de notre pays c'est la transmission générationnelle des inaptitudes pédagogiques: si la profession d'universitaire se définit, dans d'autres cultures, par la capacité de ce dernier à la modestie, en Tunisie c'est bien du contraire qu'il s'agit. Les enseignants universitaires sont réputés arrogants, prétentieux et "allergiques" à la concurrence, ce qui produit une université archaïque.
Cela n'a rien d'étonnant dans un pays qui a mis, depuis longtemps, le secteur universitaire entre parenthèses et qui ne se soucie guère de la formation pédagogique et du suivi professionnel du corps enseignant.
Les manquements hiérarchiques du ministère de tutelle ont généré chez l'enseignant universitaire l'impression d'agir en dehors de toute autorité et de tout contrôle institutionnel. Et c'est cette forme d'impunité qui lui confère le sentiment de supériorité.
Le "narcissisme" de l'enseignant universitaire découle, en outre, des sédiments d'un demi-siècle d'Etat policier. Aussi, au lieu d'inventer une université démocratique fondée sur la logique du dialogue, de la négociation et de l'ouverture, l'enseignant universitaire tunisien a extrapolé l'expérience politique autocratique sur sa relation avec l'étudiant et semble maintenant éprouver des difficultés à s'en défaire.
Dès lors, l'Université tunisienne ne se réinvente plus et reste le monopole d'une oligarchie académique indéboulonnable et renfermée sur elle-même.
Construire l'élite de la praxis
Les défaillances pédagogiques, la culture de l'arrogance et le goût de l'anachronisme sont, bien entendu, transmis de génération en génération de sorte à déboucher aujourd'hui sur une impasse: en dépit d'un savoir de qualité, la majeure partie de nos intellectuels et de nos érudits ignorent comment s'adresser au grand public à cause de leur méconnaissance des méthodes et des pratiques didactiques.
A l'image de leur institution académique d'origine, la classe intellectuelle nationale est figée dans l'espace et dans l'idée. Cet état des lieux fait que la société tunisienne a cessé de produire une élite moderne depuis plus de deux décennies.
On voit alors émerger des intellectuels de "salon" dépourvus de leadership, qui versent dans la démagogie au lieu d'agir sur les consciences, qui pensent que leur position de leader d'opinion dépend de leur taux de participation dans les médias, de leur popularité dans les réseaux sociaux ou bien du nombre d'articles qu'ils publient dans les journaux.
Remédier à cette situation en voulant endiguer le mal à la racine, à savoir lutter contre l'archaïsme de l'Université tunisienne, serait une longue et lourde tâche. En revanche, c'est aux futurs chercheurs et penseurs tunisiens de rompre avec un modèle d'apprentissage dépassé.
Vaincre l'hexis de la mentalité universitaire, rompre avec l'archétype du "berger" et du "troupeau" et aller jusqu'au récepteur en le considérant comme une intelligence latente devraient déjà aider les intellectuels de demain à construire un rapport saint avec le grand public.
Œuvrer à édifier l'élite de la praxis, cette élite militante et dynamique qui vit pleinement ses idées, équivaut à transformer les critères théoriques du savoir en un projet effectif qui peut être continuellement enrichi, corrigé et élargi.
C'est ainsi que dans certains pays, de plus en plus de leaders d'opinion affichent leur soutien à une cause ou bien à une idée en intégrant des groupes et des organisations internationales. Ils arrivent, en outre, à dépasser le stéréotype populaire de l'intellectuel bourgeois en allant au-delà des sphères socialement sélectives et closes, en se déplaçant d'un endroit à un autre, voire d'un pays à un autre afin de montrer au public que leur engagement ne se limite pas à des paroles, à du papier et à des maximes partagées des centaines de fois dans les réseaux sociaux.
L'élite de la praxis n'est pas emmurée dans l'espace. Elle est composée d'acteurs qui, indépendamment de leur niveau d'étude et de connaissance, ne conçoivent pas la réalisation d'un projet progressiste sans actions réelles et organisées.
L'élite de la praxis ne se contente pas de théoriser dans les plateaux de télévision, la presse écrite et les lieux numériques, mais s'active à transformer la contemplation théorique en une expérience réelle et à profiter des technologies de la communication pour partager cette expérience avec le grand public.
Référence: ROCHER, Guy, Introduction à la sociologie générale, tome 3 : Le changement social, Paris, HMH, 1968, p. 135
Stephen McCauley
Dans certains pays, la définition de l'élite tend à dépasser l'académisme des siècles derniers. Celle-ci s'élargit pour comprendre toutes "les personnes et les groupes qui, par suite du pouvoir qu'ils détiennent ou de l'influence qu'ils exercent, contribuent à l'action historique d'une collectivité, soit par la décision qu'ils prennent, par les idées, les sentiments ou les émotions qu'ils expriment ou qu'ils symbolisent" (Guy Rocher).
L'élite, dans le sens moderne du terme, revêt une dimension aussi bien participative que symbolique, émotionnelle et intellectuelle.
Or, après des années de persécution et de black-out, l'"élite" tunisienne n'est plus qu'un émiettement épars d'écrivains, de critiques et de chercheurs qui ne disposent d'aucune influence. Pire encore, c'est un pouvoir répulsif que ces derniers semblent exercer sur le grand public. Les ravages de la dictature ne peuvent expliquer à eux seuls cette situation: l'histoire nous prouve que l'élite arrivait souvent à influer sur la destinée des peuples malgré les interdictions et les politiques de répression.
Faudrait-il creuser encore plus profond pour tenter de comprendre les raisons de la faillite actuelle de l'"élite" tunisienne.
La culture de l'arrogance
On ne peut expliquer le marasme des intellectuels tunisiens sans remonter à la source principale du problème, c'est-à-dire, à la mentalité générale qui règne sur l'Université tunisienne.
L'Université est censée être un haut lieu de partage et de transmission des connaissances selon des techniques bien appropriées que résume le terme "pédagogie". On se serait attendu donc à ce que les diplômés, sortis d'un lieu fondé sur l'esprit de partage et de transmission, soient habilités à éprouver le même souci de partage et de transmission. On se serait attendu également à ce que l'élite tunisienne soit munie d'un certain bagage pédagogique.
Or, ce que nous constatons dans la majorité des universités de notre pays c'est la transmission générationnelle des inaptitudes pédagogiques: si la profession d'universitaire se définit, dans d'autres cultures, par la capacité de ce dernier à la modestie, en Tunisie c'est bien du contraire qu'il s'agit. Les enseignants universitaires sont réputés arrogants, prétentieux et "allergiques" à la concurrence, ce qui produit une université archaïque.
Cela n'a rien d'étonnant dans un pays qui a mis, depuis longtemps, le secteur universitaire entre parenthèses et qui ne se soucie guère de la formation pédagogique et du suivi professionnel du corps enseignant.
Les manquements hiérarchiques du ministère de tutelle ont généré chez l'enseignant universitaire l'impression d'agir en dehors de toute autorité et de tout contrôle institutionnel. Et c'est cette forme d'impunité qui lui confère le sentiment de supériorité.
Le "narcissisme" de l'enseignant universitaire découle, en outre, des sédiments d'un demi-siècle d'Etat policier. Aussi, au lieu d'inventer une université démocratique fondée sur la logique du dialogue, de la négociation et de l'ouverture, l'enseignant universitaire tunisien a extrapolé l'expérience politique autocratique sur sa relation avec l'étudiant et semble maintenant éprouver des difficultés à s'en défaire.
Dès lors, l'Université tunisienne ne se réinvente plus et reste le monopole d'une oligarchie académique indéboulonnable et renfermée sur elle-même.
Construire l'élite de la praxis
Les défaillances pédagogiques, la culture de l'arrogance et le goût de l'anachronisme sont, bien entendu, transmis de génération en génération de sorte à déboucher aujourd'hui sur une impasse: en dépit d'un savoir de qualité, la majeure partie de nos intellectuels et de nos érudits ignorent comment s'adresser au grand public à cause de leur méconnaissance des méthodes et des pratiques didactiques.
A l'image de leur institution académique d'origine, la classe intellectuelle nationale est figée dans l'espace et dans l'idée. Cet état des lieux fait que la société tunisienne a cessé de produire une élite moderne depuis plus de deux décennies.
On voit alors émerger des intellectuels de "salon" dépourvus de leadership, qui versent dans la démagogie au lieu d'agir sur les consciences, qui pensent que leur position de leader d'opinion dépend de leur taux de participation dans les médias, de leur popularité dans les réseaux sociaux ou bien du nombre d'articles qu'ils publient dans les journaux.
Remédier à cette situation en voulant endiguer le mal à la racine, à savoir lutter contre l'archaïsme de l'Université tunisienne, serait une longue et lourde tâche. En revanche, c'est aux futurs chercheurs et penseurs tunisiens de rompre avec un modèle d'apprentissage dépassé.
Vaincre l'hexis de la mentalité universitaire, rompre avec l'archétype du "berger" et du "troupeau" et aller jusqu'au récepteur en le considérant comme une intelligence latente devraient déjà aider les intellectuels de demain à construire un rapport saint avec le grand public.
Œuvrer à édifier l'élite de la praxis, cette élite militante et dynamique qui vit pleinement ses idées, équivaut à transformer les critères théoriques du savoir en un projet effectif qui peut être continuellement enrichi, corrigé et élargi.
C'est ainsi que dans certains pays, de plus en plus de leaders d'opinion affichent leur soutien à une cause ou bien à une idée en intégrant des groupes et des organisations internationales. Ils arrivent, en outre, à dépasser le stéréotype populaire de l'intellectuel bourgeois en allant au-delà des sphères socialement sélectives et closes, en se déplaçant d'un endroit à un autre, voire d'un pays à un autre afin de montrer au public que leur engagement ne se limite pas à des paroles, à du papier et à des maximes partagées des centaines de fois dans les réseaux sociaux.
L'élite de la praxis n'est pas emmurée dans l'espace. Elle est composée d'acteurs qui, indépendamment de leur niveau d'étude et de connaissance, ne conçoivent pas la réalisation d'un projet progressiste sans actions réelles et organisées.
L'élite de la praxis ne se contente pas de théoriser dans les plateaux de télévision, la presse écrite et les lieux numériques, mais s'active à transformer la contemplation théorique en une expérience réelle et à profiter des technologies de la communication pour partager cette expérience avec le grand public.
Référence: ROCHER, Guy, Introduction à la sociologie générale, tome 3 : Le changement social, Paris, HMH, 1968, p. 135