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Irak: les nouvelles armées du chaos

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L'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech, en arabe) est né en avril 2013, nouvel avatar de l'Etat islamique en Irak formé en octobre 2006 par la fusion de l'organisation d'Abou Moussab al-Zarquaoui, adoubé par Al Qaïda, et d'organisations salafistes radicales moins importantes. Cette première organisation, largement responsable du basculement de l'Irak dans une guerre civile ouverte en 2006 et dont l'influence s'était faite sentir jusqu'à Bagdad, avait finalement été vaincue l'année suivante. A l'époque, les mouvements nationalistes et les tribus sunnites avaient changé d'alliance, préférant s'associer avec les Américains plutôt qu'avec ces djihadistes intransigeants et massacreurs. Ce retournement, le mouvement du réveil (Sahwa), avait fait basculer la situation.

L'EIIL a survécu ensuite pendant des années dans les provinces mixtes du Nord de l'Irak avant de retrouver une nouvelle vigueur nourrie par la corruption des gouvernants irakiens, incapables de résoudre les problèmes profonds du pays et surtout de laisser une place aux représentants de la communauté sunnite. Depuis la mise en place des nouvelles institutions en 2005, le pouvoir est de fait confisqué par les partis chiites et de plus en plus par un seul homme, Nouri al-Maliki. Sous la direction d'Abou Bakr al-Baghdadi, émir depuis mai 2010, l'EIIL a appris de ses erreurs et s'est irakisé. Bénéficiant à nouveau de l'intérêt de la communauté sunnite marginalisée, l'EIIL a multiplié les attaques contre le gouvernement et ses institutions avant de connaître un nouveau souffle avec la guerre civile en Syrie.

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Un nouveau Djihadistan


L'annonce, en avril 2013, de la création de l'EIIL marque un tournant. La fusion avec l'organisation syrienne Jabhat al-Nosra afin de créer un front unique tourne court. Elle est désapprouvée par Ayman al-Zaouahiri, hostile depuis toujours aux organisations djihadistes irakiennes, leurs méthodes et leur priorité à la lutte contre les Chiites. Phénomène inédit, Daech décide en retour de s'émanciper de la tutelle d'Al Qaïda et de s'imposer comme un nouveau modèle djihadiste attractif. Face à al-Nosra et les autres groupes rebelles syriens, l'EIIL parvient à s'emplanter dans l'est de la Syrie, en particulier dans la province de Deir ez-Zor. Il y gagne une nouvelle puissance, autonome donc de la caution d'Al Qaïda mais aussi de sponsors étatiques régionaux, en s'appuyant sur l'afflux de volontaires locaux mais surtout étrangers, l'aide de donateurs privés et la contrebande de pétrole.

Cette nouvelle puissance et surtout la perspective d'une alliance avec les tribus sunnites de la province irakienne d'Anbar permettent d'utiliser Dier ez-Zor comme base d'une première offensive par infiltrations sur l'Euphrate. Plusieurs quartiers de la capitale d'Anbar, Ramadi, sont occupés et surtout, en janvier 2014, presque dix ans après sa reconquête par les Marines américains, Falloujah est à nouveau aux mains de rebelles à Bagdad. Pour la troisième fois depuis 2003, la ville est l'objet d'un siège. La violence des méthodes employées par l'armée irakienne (comme le largage de barils d'explosifs sur la population) mais aussi leur inefficacité contribuent encore grandement à son discrédit et témoignent de la possibilité de succès pour une rébellion sunnite.

Dans la phase suivante, au début de juin, l'offensive éclair sur Mossoul est révélatrice de la faiblesse des forces gouvernementales loin de Bagdad comme de l'appui désormais accordé à Daech par des groupes qui lui étaient hostiles jusque-là, comme la confrérie soufie Naqshabandi ou les saddamistes de la Brigade de la Révolution de 1920 et de l'Armée islamique en Irak. Le processus s'accélère alors. Pour la première fois depuis novembre 2004 et avec beaucoup plus d'emprise qu'à l'époque, la troisième ville d'Irak est aux mains des djihadistes accroissant d'un coup leurs ressources financières, leurs équipements (pris à l'armée irakienne) et leur prestige. Profitant l'effondrement de l'armée irakienne, les villes sunnites le long du Tigre, comme Tikrit, ancien fief de Saddam Hussein, sont occupées dans la foulée.

Cette offensive spectaculaire est autant une rébellion sunnite qu'une conquête. Avec 10.000 combattants, l'EIIL est bien plus puissante que n'a pu l'être l'organisation d'al-Zarquaoui en son temps. Pour autant, cette force est incapable de s'emparer de Bagdad et même, sans le soutien des autres organisations sunnites et des tribus, de tenir ses conquêtes.

L'armée de sable


Malgré son volume apparent, plus de 300 000 hommes, l'armée irakienne post-Saddam Hussein souffre de nombreuses faiblesses. Formée une première fois en mai 2003 sous l'égide du département d'Etat américain, cette nouvelle armée irakienne s'est effondrée moins d'un an plus tard sous les coups des mahdistes chiites et de la guérilla sunnite, qui avait récupéré en son sein une grande partie des anciens cadres de l'ancien régime. Sa nouvelle reformation, sous la direction du département de la défense cette fois, a été laborieuse jusqu'à pouvoir, en 2006 et surtout en 2007, assurer aux côtés des forces américaines la reprise de contrôle de Bagdad et, de manière beaucoup plus autonome en 2008, celle de Bassorah face au parti Fadilah et aux Mahdistes chiites puis des provinces mixtes du Nord, tout en contenant les ambitions kurdes.

Cette armée ne s'est jamais débarrassée de ses problèmes structurels comme son recrutement à majorité chiite, excluant encore systématiquement les anciens baassistes, même compétents. L'armée du mouvement Sawha, formée pour l'essentiel par d'anciens rebelles sunnites et mise sous contrôle du gouvernement Maliki à partir d'avril 2009 a été en fait licenciée reproduisant ainsi, pour les mêmes raisons de méfiance politique, le même schéma désastreux que celui du gouverneur Paul Bremer en 2003.

Cette armée chiite, par ailleurs relativement peu mobile (ses bataillons dépendent pour beaucoup des civils pour la logistique) évolue mal dans les provinces sunnites où elle apparaît facilement comme une troupe d'occupation. Formée toujours exclusivement de volontaires (l'idée d'une armée de conscription pouvant souder les différentes communautés était étrangère aux réformateurs américains), mal payés et souvent absents des rangs, cette armée a de plus perdu beaucoup de son efficacité avec la fin de l'appui massif des forces américaines, mal remplacées par des sociétés privées.

Elle a ensuite subi le fractionnement classique en Irak et dans beaucoup d'armées arabes, en fonction non pas du degré d'efficacité de ses unités mais de leur fiabilité politique. On a donc vu se développer une "armée de Nouri al-Maliki" placée à Bagdad sous le commandement direct du Premier ministre, et comprenant les quatre plus puissantes divisions de l'armée. Une force, bien moins choyée mais plutôt bien acceptée par la population, occupe les provinces chiites tandis que cinq à sept divisions affaiblies tentaient de contrôler les deux fleuves au nord de la capitale.

Comme Saddam Hussein, les différents gouvernements qui se sont succédés depuis juillet 2004 à Bagdad, n'ont eu de cesse, en parallèle de cette armée créée par les Américains et toujours susceptible de tentation politique, de former des "forces spéciales", parfois sous l'égide du ministère de l'intérieur, parfois sans lien avec le gouvernement mais au service direct de partis politiques ou de simples personnalités. Ces milices, plus ou moins privées et politisées, représentent désormais une force presque double de celle de l'armée, à laquelle elles se superposent. Significativement, alors que les rebelles sunnites s'approchaient de Bagdad, c'est à l'engagement dans ces milices plutôt que dans l'armée qu'a fait appel Nouri al-Maliki.

Après leur échec sur l'Euphrate en janvier et maintenant celui, encore plus cinglant, à Mossoul et le long du Tigre, ces forces gouvernementales sont, pour l'heure, sans doute incapables d'opérations offensives susceptibles de reprendre vraiment le terrain perdu. Elles peuvent le contester, voire peut-être reprendre certaines localités mais les contrôler est pour l'instant hors de portée. Les provinces chiites du Sud, ne peuvent de leurs côtés, être vraiment inquiétées par les forces de Daech et de ses alliés, sinon par le biais d'attentats. Les combats se livreront donc dans la périphérie de Bagdad et peut-être dans la capitale même après infiltrations dans les quartiers sunnites de l'ouest de la ville.

Cette situation peut paradoxalement servir Nouri al-Maliki en lui permettant d'acquérir définitivement tous les pouvoirs en obtenant l'instauration de l'Etat d'urgence.

Le paramètre kurde


Avec plus de 200.000 combattants (peshmergas) et deux divisions d'infanterie inscrites théoriquement dans l'ordre de bataille de l'armée irakienne, la force militaire la plus puissante sur le territoire est en réalité celle de la région autonome du Kurdistan. Depuis 1992, cette armée a préservé la sécurité intérieure du Kurdistan et souvent servi de fer de lance aux actions de contre-guérilla lors de la période de présence américaine. Elle a permis aux Kurdes de reprendre pied dans les régions dont ils avaient été chassés sous Saddam Hussein, en particulier Kirkouk et ses champs de pétrole. En y remplaçant définitivement aujourd'hui les troupes de Bagdad, l'armée kurde vient de résoudre une situation gelée depuis dix ans. Les seules ressources pétrolières hors des provinces sunnites sont désormais aux mains des Kurdes, ce qui ne peut manquer de susciter de fortes tensions locales et l'attention des nations voisines qui ne souhaitent pas voir s'ériger un Kurdistan trop puissant et susceptibles d'inspirer les autres communautés kurdes.

Pour autant, les capacités offensives de l'armée kurde sont également limitées. Elle peut, au mieux mais ce serait déjà considérable, réoccuper Mossoul et contrôler la frontière avec la Syrie, en liaison avec la guérilla kurde syrienne sur place qui a édifié aussi de son côté un petit Kurdistan. Elle peut même peut-être, en conjonction avec les forces de Bagdad, réoccuper le Tigre mais ce serait sans doute pour s'y engager dans une contre-guérilla permanente.

En résumé, la situation militaire locale semble devoir pour l'instant s'équilibrer dans les impuissances réciproques, concrétisant une partition de fait. Elle peut évoluer cependant en fonction des réactions régionales qu'elle provoque.

L'équilibre des impuissances


Dans l'immédiat les marges de manœuvre militaires des voisins de l'Irak sont limitées. Sans parler de la Turquie paralysée entre des objectifs contradictoires et changeants, les Etats-Unis et l'Iran, alliés objectifs face aux djihadistes et en cours de négociations sur la levée des sanctions, ont annoncé leurs soutien à Bagdad mais ne veulent ni ne peuvent s'impliquer outre mesure.

Les déclarations martiales américaines comme l'envoi (peu utile compte tenu des moyens déjà en place dans la région) d'un porte-avions dans le Golfe persique témoignent surtout d'un embarras. De 2008 à 2010, la conjonction des volontés de Barack Obama et de Nouri al-Maliki, tous deux hostiles pour des raisons de politique intérieure à la poursuite d'une présence militaire américaine, avait conduit à un repli total des forces vidant l'armée irakienne d'une grande partie de sa force. Un dispositif minimum de soutien et de raids aurait facilité la lutte tactique contre les djihadistes mais, il est vrai, au prix d'une caution à la politique sectaire. Dans l'immédiat, la marge de manœuvre militaire américaine semble réduite quelques années seulement après l'engagement massif et alors même que l'un des prétextes à cet engagement, la présence d'organisations djihadistes, n'a jamais été aussi fort. L'idée d'un appui indirect, par l'emploi de drones par exemple, relève de la gesticulation car, à cette échelle, cela ne peut avoir d'effet significatif sur le terrain. On ne peut cependant exclure l'influence d'un courant intérieur exigeant que les efforts et les sacrifices consentis en Irak ne soient pas inutiles et imposant une attitude plus active.

L'Iran, de son côté, ne peut apporter guère plus que ce que Bagdad dispose déjà en abondance. Pour changer fondamentalement les données militaires, il faudrait que Téhéran engage des unités de combat efficaces, ce qu'elle a exclu, ou, au moins et beaucoup plus probablement, des conseillers militaires, remplaçant les Américains dans ce rôle. Cette implication iranienne ne peut toutefois que stimuler encore les sentiments nationalistes sunnites et l'implication réciproque des monarchies du Golfe. L'Iran peut aider indirectement le gouvernement irakien en accentuant encore son aide à la Syrie et permettre ainsi aux milliers de combattants irakiens sur place de revenir combattre dans leur pays. L'offensive de Daech en Irak a, en effet, cet effet paradoxal d'affaiblir aussi le régime d'Assad. En s'établissant sur leurs arrières et en les combattants plus que l'armée d'Assad, Daech affaiblit en fait la rébellion syrienne. En portant son effort sur l'Irak, il libère celle-ci tout en affaiblissant le soutien irakien à Damas. Il n'est pas évident cependant que cela suffise pour modifier suffisamment les rapports de forces locaux.

On s'oriente donc probablement vers une longue guerre d'usure sur l'ensemble de la Syrie et de l'Irak. Le centre de gravité y est constitué par la communauté sunnite, majoritaire d'un côté de la frontière et minoritaire de l'autre, et sa capacité à s'y organiser militairement pour tout à la fois s'imposer aux gouvernements chiites et rejeter les mouvements djihadistes. Hormis la Jordanie, qui avait déjà été à l'origine de l'élimination de Zarquaoui, et qui constitue la base arrière solide contre les djihadistes, les monarchies du Golfe ont un rôle essentiel dans les évolutions à venir. Il reste à ce que celui-ci soit devienne cohérent et conforme aussi à nos intérêts. C'est là que se situe véritablement l'effort à mener pour les Occidentaux.

Billet également publié sur le blog La voix de l'épée


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