C'est un petit fait qui serait presque passé inaperçu. A la fin de la cérémonie d'ouverture du mondial, lorsque trois jeunes adolescents -un blanc, une noire et un indien- ont symboliquement lancé une colombe de la paix et tapé le coup d'envoi, en une allégorie du métissage apaisé dont le Brésil a fait son étendard, l'un d'entre eux, l'Indien Werá Jeguaka Mirim, a dévoilé une banderole avec un seul mot "demarcação".
Or ce fait est symbolique à bien des niveaux. Tout d'abord parce qu'il a été ignoré, apparemment habilement masqué par les caméras de télévision, et fort peu commenté. On sentait le silence gêné. Ensuite parce qu'il complétait finalement bien le symbole (même si la jeune afro-descendante aurait sans doute eu beaucoup à dire elle aussi): dans le mélange proposé par le Brésil, certains sont plus égaux que d'autres, et ces derniers peinent à faire reconnaître leurs droits. Enfin, parce qu'un seul mot suffisait pour que tout le public brésilien comprenne de quoi il s'agissait, bien que ce mot ne soit pas un grand concept, comme la liberté ou l'égalité, mais un terme technique: démarcation, c'est-à-dire l'une des étapes cruciales dans le processus administratif de reconnaissance des territoires amérindiens.
De quoi s'agit-il? Au XXe siècle, le Brésil s'est engagé dans un processus qui a vu un renforcement des droits des Amérindiens sur leurs terres, entrés dans la constitution en 1934 et demeurés à ce niveau depuis lors. Il faut dire que tout le monde avait bien conscience que l'ensemble des territoires occupés par les non-Amérindiens avait été conquis sur ces derniers, et que les expansions du XIXe siècle ou du début du XXe siècle avaient vu les méthodes les plus déloyales pour les déloger des zones convoitées, et pour les repousser toujours plus loin -ou les faire disparaître, au besoin. Mais deux principes sous-jacents venaient toujours miner la générosité apparente de cette reconnaissance. Tout d'abord, on cherchait toujours à donner des terres a minima, en ne considérant que les zones effectivement occupées à un instant T et non l'ensemble du territoire parcouru par les Amérindiens concernés. Ensuite, le but de la reconnaissance des terres n'était pas de leur permettre de maintenir leur mode de vie, mais de ménager une transition, dans laquelle ils pourraient "apprendre l'agriculture" (une proposition inepte lorsque l'on connaît la finesse des systèmes agricoles amérindiens, mais que l'on entend encore aujourd'hui...) et finir par se fondre dans la population brésilienne.
La constitution adoptée en 1988 a totalement changé de paradigme. Le droit des Amérindiens sur leurs terres a été explicitement étendu aux zones de nomadisme, et à toutes les "aires nécessaires à leur reproduction culturelle": cimetières situés loin des villages, lieux sacrés ou tabous, zones historiques... De fait c'est à une spectaculaire dilatation des territoires reconnus que l'on assiste dans les années 1990 et au début des années 2000, le total actuel représentant 1,13 millions de km² (!) ou 13,3% du Brésil. Ensuite, le droit des Amérindiens à maintenir leur différence est également affirmé. Ils ont droit à un système scolaire différencié, et au maintien de leurs us et coutumes aussi longtemps qu'ils le souhaitent. Enfin, la mise en place de ce cadre légal a permis la reconnaissance des impacts subis du fait des grands programmes d'infrastructure ou d'exploitation de ressources naturelles et l'attribution d'indemnités parfois généreuses, comme le programme de compensation lié à la construction de l'usine de Belo Monte.
Alors, devant des avancées aussi massives, pourquoi aujourd'hui tant de protestations? Les Indiens seraient-ils des enfants gâtés qui en veulent toujours plus, comme le suggèrent certains responsables politiques?
On peut mettre en avant trois points principaux pour expliquer le contexte de conflit actuel.
En premier lieu, on note que la meilleure reconnaissance de leurs droits a amené un certain nombre de groupes à revendiquer leurs origines amérindiennes alors qu'ils les niaient dans la période précédente pour essayer d'échapper aux préjugés. Ce mouvement a pris de court les autorités et la société brésilienne, qui ont toujours considéré la liste des demandes à satisfaire comme fixe (la constitution donnait un délai de 5 ans pour résoudre la question dans tout le pays) et non comme une sorte de tonneau des Danaïdes. Les nouvelles revendications sont donc souvent considérées comme illégitimes localement, on soupçonne ceux qui les portent de vouloir "profiter du système" (sans bien mesurer à quoi on s'expose lorsque l'on se revendique Indien au Brésil). Enfin, les ethnies qui se sont vues reconnaître des territoires réduits lors des périodes précédentes cherchent elles aussi à bénéficier des protections plus amples du texte constitutionnel actuel. Ces nouvelles demandes créent des crispations très fortes, qui se transforment parfois en conflits ouverts (environ 55 assassinats d'Amérindiens liés à ces questions surviennent chaque année depuis 10 ans).
En second lieu, il existe une immense dissymétrie entre la région amazonienne, qui regroupe 98,4% des territoires amérindiens du Brésil pour 50% de la population amérindienne, et le reste du pays. Ce déséquilibre s'explique par le fait qu'en Amazonie il y a là à la fois les ethnies les plus isolées et aussi des situations foncières souvent plus simples car les territoires revendiqués n'avaient pas encore été appropriés (ou ils l'avaient peu été). Les autres 50% de la population amérindienne du Brésil souhaitent aujourd'hui bénéficier des mêmes reconnaissances que leurs parents, mais le contexte est bien plus complexe, car les terres qui leur seront données devront être prises à d'autres...
Le troisième point, qui explique les contestations actuelles, est la politique menée depuis 10 ans dans ce domaine. L'ensemble des supporters des droits des Amérindiens était très favorable à l'arrivée du président Lula au pouvoir en 2002, mais les choses se sont rapidement dégradées. Le Parti des travailleurs est en effet favorable à la diversité culturelle, mais il lui préfère la lutte des classes... Rapidement, les Indiens sont devenus les empêcheurs de tourner en rond de son programme de construction d'infrastructures. L'assaut a été particulièrement vif ces derniers temps. Le gouvernement a en effet étendu la consultation pour la création de territoires amérindiens à d'autres institutions que la Funai. Or on sait déjà les réponses que donneront les organismes dépendant du ministère de l'agriculture, par exemple, lorsqu'ils seront sollicités... Par ailleurs les députés du lobby rural, très puissants à l'assemblée nationale, ont senti le défaut de la cuirasse et cherchent à faire progresser une ancienne revendication, un amendement à la constitution qui donnerait au congrès le dernier mot en la matière.
Ces manœuvres n'ont pas de sens juridique. La constitution de 1988 établit clairement que les Amérindiens ont le droit à leurs territoires. Il n'y a donc pas à voter (sur quoi?), mais uniquement à reconnaître ce droit, ce qui est un acte exécutif. Mais ce qui est en balance, on l'a bien compris, c'est de savoir si le Brésil continuera à appliquer un principe de droit, dût-il lui coûter cher sur le plan territorial, ou bien si ce sont les intérêts économiques de certains lobbies (celui de l'agribusiness, celui des mines, celui de l'énergie) qui primeront. Et le gouvernement ne paraît pas très sûr de son camp.
On a déjà noté dans une tribune précédente le fait que le Brésil actuel semblait perdre l'élan réformateur et innovant qui lui a si bien réussi durant la décennie précédente. Le changement de politique en ce qui concerne les Amérindiens semble aller dans le même sens, et suivant le même modèle dans le traitement de ces questions, le pays devient petit à petit un repoussoir. Quel gâchis!
Or ce fait est symbolique à bien des niveaux. Tout d'abord parce qu'il a été ignoré, apparemment habilement masqué par les caméras de télévision, et fort peu commenté. On sentait le silence gêné. Ensuite parce qu'il complétait finalement bien le symbole (même si la jeune afro-descendante aurait sans doute eu beaucoup à dire elle aussi): dans le mélange proposé par le Brésil, certains sont plus égaux que d'autres, et ces derniers peinent à faire reconnaître leurs droits. Enfin, parce qu'un seul mot suffisait pour que tout le public brésilien comprenne de quoi il s'agissait, bien que ce mot ne soit pas un grand concept, comme la liberté ou l'égalité, mais un terme technique: démarcation, c'est-à-dire l'une des étapes cruciales dans le processus administratif de reconnaissance des territoires amérindiens.
De quoi s'agit-il? Au XXe siècle, le Brésil s'est engagé dans un processus qui a vu un renforcement des droits des Amérindiens sur leurs terres, entrés dans la constitution en 1934 et demeurés à ce niveau depuis lors. Il faut dire que tout le monde avait bien conscience que l'ensemble des territoires occupés par les non-Amérindiens avait été conquis sur ces derniers, et que les expansions du XIXe siècle ou du début du XXe siècle avaient vu les méthodes les plus déloyales pour les déloger des zones convoitées, et pour les repousser toujours plus loin -ou les faire disparaître, au besoin. Mais deux principes sous-jacents venaient toujours miner la générosité apparente de cette reconnaissance. Tout d'abord, on cherchait toujours à donner des terres a minima, en ne considérant que les zones effectivement occupées à un instant T et non l'ensemble du territoire parcouru par les Amérindiens concernés. Ensuite, le but de la reconnaissance des terres n'était pas de leur permettre de maintenir leur mode de vie, mais de ménager une transition, dans laquelle ils pourraient "apprendre l'agriculture" (une proposition inepte lorsque l'on connaît la finesse des systèmes agricoles amérindiens, mais que l'on entend encore aujourd'hui...) et finir par se fondre dans la population brésilienne.
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La constitution adoptée en 1988 a totalement changé de paradigme. Le droit des Amérindiens sur leurs terres a été explicitement étendu aux zones de nomadisme, et à toutes les "aires nécessaires à leur reproduction culturelle": cimetières situés loin des villages, lieux sacrés ou tabous, zones historiques... De fait c'est à une spectaculaire dilatation des territoires reconnus que l'on assiste dans les années 1990 et au début des années 2000, le total actuel représentant 1,13 millions de km² (!) ou 13,3% du Brésil. Ensuite, le droit des Amérindiens à maintenir leur différence est également affirmé. Ils ont droit à un système scolaire différencié, et au maintien de leurs us et coutumes aussi longtemps qu'ils le souhaitent. Enfin, la mise en place de ce cadre légal a permis la reconnaissance des impacts subis du fait des grands programmes d'infrastructure ou d'exploitation de ressources naturelles et l'attribution d'indemnités parfois généreuses, comme le programme de compensation lié à la construction de l'usine de Belo Monte.
Alors, devant des avancées aussi massives, pourquoi aujourd'hui tant de protestations? Les Indiens seraient-ils des enfants gâtés qui en veulent toujours plus, comme le suggèrent certains responsables politiques?
On peut mettre en avant trois points principaux pour expliquer le contexte de conflit actuel.
En premier lieu, on note que la meilleure reconnaissance de leurs droits a amené un certain nombre de groupes à revendiquer leurs origines amérindiennes alors qu'ils les niaient dans la période précédente pour essayer d'échapper aux préjugés. Ce mouvement a pris de court les autorités et la société brésilienne, qui ont toujours considéré la liste des demandes à satisfaire comme fixe (la constitution donnait un délai de 5 ans pour résoudre la question dans tout le pays) et non comme une sorte de tonneau des Danaïdes. Les nouvelles revendications sont donc souvent considérées comme illégitimes localement, on soupçonne ceux qui les portent de vouloir "profiter du système" (sans bien mesurer à quoi on s'expose lorsque l'on se revendique Indien au Brésil). Enfin, les ethnies qui se sont vues reconnaître des territoires réduits lors des périodes précédentes cherchent elles aussi à bénéficier des protections plus amples du texte constitutionnel actuel. Ces nouvelles demandes créent des crispations très fortes, qui se transforment parfois en conflits ouverts (environ 55 assassinats d'Amérindiens liés à ces questions surviennent chaque année depuis 10 ans).
En second lieu, il existe une immense dissymétrie entre la région amazonienne, qui regroupe 98,4% des territoires amérindiens du Brésil pour 50% de la population amérindienne, et le reste du pays. Ce déséquilibre s'explique par le fait qu'en Amazonie il y a là à la fois les ethnies les plus isolées et aussi des situations foncières souvent plus simples car les territoires revendiqués n'avaient pas encore été appropriés (ou ils l'avaient peu été). Les autres 50% de la population amérindienne du Brésil souhaitent aujourd'hui bénéficier des mêmes reconnaissances que leurs parents, mais le contexte est bien plus complexe, car les terres qui leur seront données devront être prises à d'autres...
Le troisième point, qui explique les contestations actuelles, est la politique menée depuis 10 ans dans ce domaine. L'ensemble des supporters des droits des Amérindiens était très favorable à l'arrivée du président Lula au pouvoir en 2002, mais les choses se sont rapidement dégradées. Le Parti des travailleurs est en effet favorable à la diversité culturelle, mais il lui préfère la lutte des classes... Rapidement, les Indiens sont devenus les empêcheurs de tourner en rond de son programme de construction d'infrastructures. L'assaut a été particulièrement vif ces derniers temps. Le gouvernement a en effet étendu la consultation pour la création de territoires amérindiens à d'autres institutions que la Funai. Or on sait déjà les réponses que donneront les organismes dépendant du ministère de l'agriculture, par exemple, lorsqu'ils seront sollicités... Par ailleurs les députés du lobby rural, très puissants à l'assemblée nationale, ont senti le défaut de la cuirasse et cherchent à faire progresser une ancienne revendication, un amendement à la constitution qui donnerait au congrès le dernier mot en la matière.
Ces manœuvres n'ont pas de sens juridique. La constitution de 1988 établit clairement que les Amérindiens ont le droit à leurs territoires. Il n'y a donc pas à voter (sur quoi?), mais uniquement à reconnaître ce droit, ce qui est un acte exécutif. Mais ce qui est en balance, on l'a bien compris, c'est de savoir si le Brésil continuera à appliquer un principe de droit, dût-il lui coûter cher sur le plan territorial, ou bien si ce sont les intérêts économiques de certains lobbies (celui de l'agribusiness, celui des mines, celui de l'énergie) qui primeront. Et le gouvernement ne paraît pas très sûr de son camp.
On a déjà noté dans une tribune précédente le fait que le Brésil actuel semblait perdre l'élan réformateur et innovant qui lui a si bien réussi durant la décennie précédente. Le changement de politique en ce qui concerne les Amérindiens semble aller dans le même sens, et suivant le même modèle dans le traitement de ces questions, le pays devient petit à petit un repoussoir. Quel gâchis!
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