Place Jemâa El Fna, août 2014.
A Marrakech, j'ai mes rituels. Aller marcher d'un pas lent sur cette célèbre "place des trépassés", en est un auquel je m'adonne toujours avec délice. Déambuler devant les cracheurs de feu et les charmeurs de serpents, s'imprégner du rythme des musiciens et batteurs de tambours, s'émerveiller des acrobates, entendre les bribes d'histoires des conteurs, et enfin, sentir la magie intemporelle du lieu... Une plongée dans le passé, en apnée douce et vertigineuse, dans les dédales des ruelles pavées de la médina.
Possédant une aura unique, cette place trouve très souvent une résonance mystérieuse et mystique, dans l'esprit de nombreux voyageurs.
Ni voyageuse, ni totalement étrangère à ce pays, puisque fruit d'un métissage issu de différentes cultures d'Afrique du Nord, ce spectacle a pour moi une résonance particulière: une familiarité généalogique, presque étourdissante d'évidence.
Hypnotisée par les rythmes des tambours et les lumières de cette place, une sensation étrange me revient avec la violence d'un boomerang.
Une sensation d'exil heureux, sur une terre familière. Exilée, je suis et je resterai, au cœur d'une pluralité culturelle à accepter et à composer, comme les notes aigües et grave d'une symphonie de musique contemporaine.
L'exil est pourtant souvent connoté péjorativement, puisqu'il est défini couramment comme "la situation de quelqu'un qui est obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, où il se sent étranger".
Etymologiquement, l'exil signifie en grec l'éloignement, la séparation, voire la vie terrestre par rapport à la vie céleste, d'un point de vue religieux. On perd alors ce petit côté dramatique, lorsqu'on emploie ce mot pour les hommes bannis, forcés de quitter leur patrie.
A l'instar de ce premier exil décrit dans "L'Odyssée" de Homère, l'exil ne serait-il pas plus simplement la recherche d'une terre, voire de son identité, par le voyage? Prendre la route, pour découvrir le monde, pour se découvrir, soi.
Mais aujourd'hui, quelle est la véritable signification d'être "exilé"?
J'en aurai le cœur net: un coup de téléphone à mon amie et inspiratrice Monique Castillo, professeur de philosophie à l'Université Paris-Est en France.
Elle m'explique: "Je distinguerai, pour ma part, trois types d'exil qui ont une signification pour nos contemporains:
- celui qui a perdu sa patrie, qui cherche à la retrouver ou qui veut fonder une patrie. Il est à la fois le personnage qui subit les turbulences politiques (migrant, étranger, apatride) et un symbole de la condition humaine. Cet exilé est en quête du lieu où la vie prend sens, lieu de racines ou terre espérée. Sa vie est une errance, il est un étranger sur la terre, il est l'homme qui ne vit qu'en terres d'accueil provisoires. Il est condamné à ne rien bâtir, mais à inventer des métiers provisoires pour des unions provisoires; il est l'intérimaire de l'existence. D'un point de vue historique et sociétal, il est un médiateur, celui qui transmet les traditions, qui fait les échanges, qui crée les contacts, qui dépasse les frontières. L'exil est une condition forcée qu'il lui faut convertir en mode de vie".
Voilà une première catégorie que je conçois parfaitement, et dont de multiples cas dans mon entourage et mon histoire s'offrent à moi.
Elle poursuit:
"Puis, l'exil juridique du cosmopolite, au sens moderne. La philosophie kantienne invente l'idée que, si la terre est ronde, c'est parce que l'espèce humaine est faite pour circuler, se rencontrer, se comprendre et s'unir. Aucune place n'est privilégiée, aucun droit privilégié de naître en un lieu plutôt qu'un autre. L'exil volontaire, rationnel est tout simplement la liberté de circulation pour tous, synonyme de droits humains à une égale dignité. Aucun étranger ne sera plus jamais reçu comme un ennemi, mais comme un être de passage, qui se déplace pour réaliser ses conditions de vie, un citoyen de l'espèce humaine".
Un citoyen de l'espèce humaine! J'en rêve.
Et enfin, la dernière catégorie:
"L'exil forcé imposé aux individus par les sociétés de marché quand règne une concurrence internationale féroce. Le sociologue Zygmuny Bauman, dans son livre Le coût humain de la mondialisation distingue entre deux types d'exil, celui des riches et les pauvres, les 'vagabonds', qui sont forcés de chercher du travail au loin, de quitter leur terre ou d'abandonner leur maison, faute de paiement.
Au fond, la société hypermoderne ne fait que des exilés, mais parce que la vie des personnes suit celle des flux de capitaux. Il n'y a que des travailleurs, soit qu'ils cherchent le bonheur en fonction du succès espéré, soit qu'ils fuient le malheur en fonction des échecs subis".
Ce dernier exil de raison, face aux difficultés matérielles de la vie, est certes moins romantique, mais bien ancrée dans une réalité de crise financière cyclique.
Mais revenons au Maroc, sur notre place Jemaa El Fna. Alors que mes yeux clairs s'abreuvent, toujours plus goulûment à chaque fois de ces spectacles enchanteurs, je pense malgré moi à d'autres yeux clairs. Des yeux qui cherchent leur terre, aussi.
Des yeux en exode, qui hantent mon esprit.
Les yeux bleu-ciel de cet enfant irakien, appartenant au peuple Yézidi, et dont la photographie a circulé dans de nombreux médias. Un regard transperçant, qui glace et émerveille à la fois. Un regard qui bouleverse, comme un appel à l'aide, mais rempli d'une dignité indicible. Un regard qui aurait pu dire: "Regardez-nous. Car c'est peut-être la dernière fois".
Ce peuple, victime d'atrocités par l'Etat Islamique en Irak, est aujourd'hui contraint à l'exode, sur les routes de ce qui était pourtant leur pays.
Torturés, violés, déracinés, assassinés, déportés, vendus et mis en esclavage... Une barbarie sans nom s'est abattue sur ce peuple cherchant sa terre, à travers un exil sans fin et douloureux.
Car, malheureusement, cette population n'en est pas à ses premières souffrances : réputés injustement comme des "adorateurs du diable" au 16è siècle, les Yézidis ont cette particularité de n'avoir pas eu durant des siècles de support écrit pour faire reconnaître leur religion, aux yeux des empires qui les ont abrités. Leur tradition, orale jusqu'au 19è siècle, enseigne que le mal comme le bien résident en l'humain, qui se doit de faire un choix.
Un choix clair que leurs persécuteurs d'aujourd'hui ont malheureusement fait.
Un exode de plus, qui retentit en mon esprit comme d'autres célèbres exodes de peuples, luttant pour leur survie et la reconnaissance de leur identité.
Le plus vieil exode jamais raconté: celui des Hébreux, menés par Moïse, fuyant la terre d'Egypte, où ils étaient réduits en esclavage, vers la terre de Canaan.
Mais aussi l'exode des palestiniens de 1948, puis de 1967. Des errances de peuples dans l'histoire, on en trouve à profusion. Des peuples que la route a appelés, leur annonçant, que non, il n'était pas encore temps de poser ici les valises. Non, vous n'êtes pas encore arrivés à destination.
Après toutes ces histoires d'exodes, d'exils, de routes et d'errances, je me pose une question. C'est bien joli de déclarer aux plus faibles qu'ils doivent déménager un beau jour, parce qu'on décide tout à coup que, non, ils ne peuvent pas rester. Non, ici, ce n'est pas chez eux. Où est-ce, donc, "chez eux"?
Comment décider de la légitimité d'appartenance d'une personne, d'un peuple, à une terre?
Est-ce l'histoire? La Bible? Le Coran?
Sont-ce les batailles au fil des siècles, les frontières gagnées par le sang, ou encore ce même sang qui coule dans les veines?
S'agite chez de nombreux peuples, l'illusion dangereuse d'appartenir dur comme fer à une nation, et ainsi de revendiquer une terre, une identité, de se l'approprier par tous les moyens, et parfois, de chasser et exterminer tous ceux qui sont différents d'eux.
Les Etats-Unis, malgré toutes leurs hésitations et leurs trébuchements, avaient compris, à l'époque des grandes migrations qui les avaient construits, un élément essentiel, bien plus important que la descendance généalogique, la religion ou la victoire belligérante.
N'appartient-on pas, simplement, au pays auquel on (se) donne? N'est-on pas, finalement, que ce que l'on donne?
En tout cas, outre atlantique, encore aujourd'hui, les généreux des neurones affluent. Welcome to the brains! Cerveaux, bienvenus! Généreux du travail et de la création, entrez s'il-vous-plaît! Et ces bateaux qui affluaient vers Manhattan, le rêve américain sous le bras et dans le cœur.
Et toujours, de par le monde et avec les années, ces mouvements migratoires, massifs ou exceptionnels, qui nourrissent les statistiques, mais dont on oublie souvent les rêves humains qui les abritent, au creux des lits et des rives.
Qu'à ne tienne un morceau de papier: exilés, nous le sommes tous, jusqu'à donner enfin l'essence profonde de notre être. Un métier, le cœur à l'ouvrage, une création, un art, des associations, une entreprise, enseigner, soigner, défendre, qu'importe... Pourvu que l'on donne toutes nos différences, dirait un célèbre Jean-Jacques de ma douce France.
A Marrakech, j'ai mes rituels. Aller marcher d'un pas lent sur cette célèbre "place des trépassés", en est un auquel je m'adonne toujours avec délice. Déambuler devant les cracheurs de feu et les charmeurs de serpents, s'imprégner du rythme des musiciens et batteurs de tambours, s'émerveiller des acrobates, entendre les bribes d'histoires des conteurs, et enfin, sentir la magie intemporelle du lieu... Une plongée dans le passé, en apnée douce et vertigineuse, dans les dédales des ruelles pavées de la médina.
Possédant une aura unique, cette place trouve très souvent une résonance mystérieuse et mystique, dans l'esprit de nombreux voyageurs.
Ni voyageuse, ni totalement étrangère à ce pays, puisque fruit d'un métissage issu de différentes cultures d'Afrique du Nord, ce spectacle a pour moi une résonance particulière: une familiarité généalogique, presque étourdissante d'évidence.
Hypnotisée par les rythmes des tambours et les lumières de cette place, une sensation étrange me revient avec la violence d'un boomerang.
Une sensation d'exil heureux, sur une terre familière. Exilée, je suis et je resterai, au cœur d'une pluralité culturelle à accepter et à composer, comme les notes aigües et grave d'une symphonie de musique contemporaine.
L'exil est pourtant souvent connoté péjorativement, puisqu'il est défini couramment comme "la situation de quelqu'un qui est obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, où il se sent étranger".
Etymologiquement, l'exil signifie en grec l'éloignement, la séparation, voire la vie terrestre par rapport à la vie céleste, d'un point de vue religieux. On perd alors ce petit côté dramatique, lorsqu'on emploie ce mot pour les hommes bannis, forcés de quitter leur patrie.
A l'instar de ce premier exil décrit dans "L'Odyssée" de Homère, l'exil ne serait-il pas plus simplement la recherche d'une terre, voire de son identité, par le voyage? Prendre la route, pour découvrir le monde, pour se découvrir, soi.
Mais aujourd'hui, quelle est la véritable signification d'être "exilé"?
J'en aurai le cœur net: un coup de téléphone à mon amie et inspiratrice Monique Castillo, professeur de philosophie à l'Université Paris-Est en France.
Elle m'explique: "Je distinguerai, pour ma part, trois types d'exil qui ont une signification pour nos contemporains:
- celui qui a perdu sa patrie, qui cherche à la retrouver ou qui veut fonder une patrie. Il est à la fois le personnage qui subit les turbulences politiques (migrant, étranger, apatride) et un symbole de la condition humaine. Cet exilé est en quête du lieu où la vie prend sens, lieu de racines ou terre espérée. Sa vie est une errance, il est un étranger sur la terre, il est l'homme qui ne vit qu'en terres d'accueil provisoires. Il est condamné à ne rien bâtir, mais à inventer des métiers provisoires pour des unions provisoires; il est l'intérimaire de l'existence. D'un point de vue historique et sociétal, il est un médiateur, celui qui transmet les traditions, qui fait les échanges, qui crée les contacts, qui dépasse les frontières. L'exil est une condition forcée qu'il lui faut convertir en mode de vie".
Voilà une première catégorie que je conçois parfaitement, et dont de multiples cas dans mon entourage et mon histoire s'offrent à moi.
Elle poursuit:
"Puis, l'exil juridique du cosmopolite, au sens moderne. La philosophie kantienne invente l'idée que, si la terre est ronde, c'est parce que l'espèce humaine est faite pour circuler, se rencontrer, se comprendre et s'unir. Aucune place n'est privilégiée, aucun droit privilégié de naître en un lieu plutôt qu'un autre. L'exil volontaire, rationnel est tout simplement la liberté de circulation pour tous, synonyme de droits humains à une égale dignité. Aucun étranger ne sera plus jamais reçu comme un ennemi, mais comme un être de passage, qui se déplace pour réaliser ses conditions de vie, un citoyen de l'espèce humaine".
Un citoyen de l'espèce humaine! J'en rêve.
Et enfin, la dernière catégorie:
"L'exil forcé imposé aux individus par les sociétés de marché quand règne une concurrence internationale féroce. Le sociologue Zygmuny Bauman, dans son livre Le coût humain de la mondialisation distingue entre deux types d'exil, celui des riches et les pauvres, les 'vagabonds', qui sont forcés de chercher du travail au loin, de quitter leur terre ou d'abandonner leur maison, faute de paiement.
Au fond, la société hypermoderne ne fait que des exilés, mais parce que la vie des personnes suit celle des flux de capitaux. Il n'y a que des travailleurs, soit qu'ils cherchent le bonheur en fonction du succès espéré, soit qu'ils fuient le malheur en fonction des échecs subis".
Ce dernier exil de raison, face aux difficultés matérielles de la vie, est certes moins romantique, mais bien ancrée dans une réalité de crise financière cyclique.
Mais revenons au Maroc, sur notre place Jemaa El Fna. Alors que mes yeux clairs s'abreuvent, toujours plus goulûment à chaque fois de ces spectacles enchanteurs, je pense malgré moi à d'autres yeux clairs. Des yeux qui cherchent leur terre, aussi.
Des yeux en exode, qui hantent mon esprit.
Les yeux bleu-ciel de cet enfant irakien, appartenant au peuple Yézidi, et dont la photographie a circulé dans de nombreux médias. Un regard transperçant, qui glace et émerveille à la fois. Un regard qui bouleverse, comme un appel à l'aide, mais rempli d'une dignité indicible. Un regard qui aurait pu dire: "Regardez-nous. Car c'est peut-être la dernière fois".
Ce peuple, victime d'atrocités par l'Etat Islamique en Irak, est aujourd'hui contraint à l'exode, sur les routes de ce qui était pourtant leur pays.
Torturés, violés, déracinés, assassinés, déportés, vendus et mis en esclavage... Une barbarie sans nom s'est abattue sur ce peuple cherchant sa terre, à travers un exil sans fin et douloureux.
Car, malheureusement, cette population n'en est pas à ses premières souffrances : réputés injustement comme des "adorateurs du diable" au 16è siècle, les Yézidis ont cette particularité de n'avoir pas eu durant des siècles de support écrit pour faire reconnaître leur religion, aux yeux des empires qui les ont abrités. Leur tradition, orale jusqu'au 19è siècle, enseigne que le mal comme le bien résident en l'humain, qui se doit de faire un choix.
Un choix clair que leurs persécuteurs d'aujourd'hui ont malheureusement fait.
Un exode de plus, qui retentit en mon esprit comme d'autres célèbres exodes de peuples, luttant pour leur survie et la reconnaissance de leur identité.
Le plus vieil exode jamais raconté: celui des Hébreux, menés par Moïse, fuyant la terre d'Egypte, où ils étaient réduits en esclavage, vers la terre de Canaan.
Mais aussi l'exode des palestiniens de 1948, puis de 1967. Des errances de peuples dans l'histoire, on en trouve à profusion. Des peuples que la route a appelés, leur annonçant, que non, il n'était pas encore temps de poser ici les valises. Non, vous n'êtes pas encore arrivés à destination.
Après toutes ces histoires d'exodes, d'exils, de routes et d'errances, je me pose une question. C'est bien joli de déclarer aux plus faibles qu'ils doivent déménager un beau jour, parce qu'on décide tout à coup que, non, ils ne peuvent pas rester. Non, ici, ce n'est pas chez eux. Où est-ce, donc, "chez eux"?
Comment décider de la légitimité d'appartenance d'une personne, d'un peuple, à une terre?
Est-ce l'histoire? La Bible? Le Coran?
Sont-ce les batailles au fil des siècles, les frontières gagnées par le sang, ou encore ce même sang qui coule dans les veines?
S'agite chez de nombreux peuples, l'illusion dangereuse d'appartenir dur comme fer à une nation, et ainsi de revendiquer une terre, une identité, de se l'approprier par tous les moyens, et parfois, de chasser et exterminer tous ceux qui sont différents d'eux.
Les Etats-Unis, malgré toutes leurs hésitations et leurs trébuchements, avaient compris, à l'époque des grandes migrations qui les avaient construits, un élément essentiel, bien plus important que la descendance généalogique, la religion ou la victoire belligérante.
N'appartient-on pas, simplement, au pays auquel on (se) donne? N'est-on pas, finalement, que ce que l'on donne?
En tout cas, outre atlantique, encore aujourd'hui, les généreux des neurones affluent. Welcome to the brains! Cerveaux, bienvenus! Généreux du travail et de la création, entrez s'il-vous-plaît! Et ces bateaux qui affluaient vers Manhattan, le rêve américain sous le bras et dans le cœur.
Et toujours, de par le monde et avec les années, ces mouvements migratoires, massifs ou exceptionnels, qui nourrissent les statistiques, mais dont on oublie souvent les rêves humains qui les abritent, au creux des lits et des rives.
Qu'à ne tienne un morceau de papier: exilés, nous le sommes tous, jusqu'à donner enfin l'essence profonde de notre être. Un métier, le cœur à l'ouvrage, une création, un art, des associations, une entreprise, enseigner, soigner, défendre, qu'importe... Pourvu que l'on donne toutes nos différences, dirait un célèbre Jean-Jacques de ma douce France.
Retrouvez les blogs du HuffPost Maghreb sur notre page Facebook.