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Trois tombes et une même question : "à quand la justice ?"

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Dans le cimetière de Kasserine, deux nouvelles tombes fraîchement érigées sont venues allonger la liste des personnes mortes de mort violente dans cette ville. Ahlem Dalhoumi, 22 ans et sa cousine Ons Dalhoumi, 18 ans, ont été toutes les deux tuées d'une balle dans la tête la nuit du 23 août 2014, alors qu'elles rentraient d'une soirée avec 5 autres membres de leur famille.

Selon le récit des survivants de la fusillade, vers minuit, leur voiture roulait sur une route cabossée et pleine de crevasses, et en arrivant plus près de la ville, des hommes en noir sont sortis de derrière les roseaux, ont tenté d'arrêter la voiture mais la conductrice a poursuivi son chemin, pensant qu'il s'agissait de bandits.

Quelques mètres plus loin, elle s'est arrêtée au son de tirs.

Mais il était trop tard, sa sœur Ahlem et sa cousine Ons sont déjà touchées par les balles des hommes en noir, en fait des agents des forces de sécurité.

Le lendemain, les deux jeunes femmes avaient pourtant un programme bien chargé pour commencer l'année après les vacances d'été: Ahlem devait rentrer en Allemagne où elle est née et où elle poursuit des études de droit ; Ons, qui venait d'avoir son bac, devait aller s'inscrire à l'université de Sousse.

D'après la police, la voiture se dirigeait vers eux à grande vitesse, elle ne s'est pas arrêtée malgré les tirs de sommation en direction du véhicule. Selon leurs dires, les policiers pensaient faire face à un groupe de terroristes. Plusieurs attaques par des groupes armés ont fait une trentaine de victimes parmi les forces de sécurité et l'armée dans la région. Les autorités ont annoncé l'ouverture d'enquêtes judiciaire et administrative.

À quelques mètres des deux tombes, le père d'Ahlem nous montre une autre sépulture, celle de Slah Dachraoui, un marchand de fruits de 19 ans, la première personne tombée à Kasserine sous les balles de la police lors du soulèvement populaire contre le régime de Ben Ali.

Il dit "Peut être que si le gouvernement avait poursuivi celui qui l'a tué, ma fille n'aurait pas connu le même sort." Slah avait comme tant d'autres jeunes hommes décidé de sortir manifester sa colère, son ras le bol, son désir d'un avenir meilleur.

Le 8 janvier 2011, il est tué d'une balle dans l'abdomen.

Trois ans plus tard, l'identité de ceux qui ont tué plus de 15 personnes entre le 8 et le 10 janvier 2011 et blessé une centaine d'autres à Kasserine, n'est toujours pas connue. La mère de Slah, que nous avons rencontrée dans sa maison dans le quartier populaire de Hay Ennour, fait spontanément elle aussi le lien entre les deux affaires en disant "nous ne savons toujours pas qui a tué mon fils, peut être que si nous l'avions su, ces deux jeunes femmes n'auraient pas été tuées."

Au cœur de ces interrogations de parents endeuillés, se trouve la question de l'impunité de la police.

En Tunisie, depuis la révolution, bien des choses ont changé. L'espace des libertés est plus grand, chacun peut exprimer ses opinions, le pluralisme médiatique et politique est une réalité bien ancrée, des réformes ont été entamées sur le plan judiciaire et sécuritaire.

Mais il y'a cependant une constante qui elle n'a pas bougé d'un iota: C'est l'absence de volonté pour poursuivre et juger les auteurs de violences policières, qu'il s'agisse de recours excessif à la force lors de manifestations, de bavures, de mauvais traitements ou même de torture.


Dans la plupart de ces affaires, la vérité se perd, la justice étant incapable d'arriver à démanteler l'écheveau des faits et la chaîne de commandement qui a mené à cette violence.

Pour les procès dits des "martyrs et blessés de la révolution" auprès des tribunaux militaires, après 3 ans de procédure, le verdict du tribunal d'appel tombe le 12 avril 2014 comme un couperet décapitant tous les rêves de justice: Trois ans de prison pour les hauts responsables, déjà libérés puisqu'ils ont passé la même période en détention préventive.

À Kasserine, seul un policier, le chef du poste du quartier Nour, identifié comme auteur direct de deux meurtres, a écopé de 5 ans de prison en appel alors que le tribunal de première instance l'avait condamné à 15 ans de prison ferme.

Les autres affaires connaissent un sort semblable: Le procès pour utilisation de la chevrotine à Siliana en octobre 2012 contre des manifestants, occasionnant la perte de la vue pour 5 d'entre eux, n'a jamais progressé malgré une plainte déposée par les victimes. De même, la plupart des affaires qui concernent la torture et les mauvais traitements commis sous l'ancien régime et après sa chute, se trouvent bloquées à un niveau ou un autre.

L'explication de ce phénomène est complexe. Elle conjugue la prégnance de pratiques policières abusives et d'une culture de la violence qui peine à changer, à l'absence de réforme sérieuse du système judiciaire. De même, certains syndicats de police créés après la révolution, tendent à s'insurger contre toute tentative de poursuivre leurs collègues, renforçant ainsi les réflexes corporatistes.

En plus, l'omniprésence du discours sécuritaire sur la lutte contre le terrorisme tend à reléguer au second plan la dénonciation des abus. L'impunité alimente à son tour le cycle des violences: se sachant protégés et couverts par leur institution et leurs syndicats, bénéficiant d'une immunité presque totale, les forces de l'ordre se sentent toutes puissantes.

Certes, les deux évènements, les meurtres de la révolution et cette dernière bavure policière sont différents par leurs contextes et leur ampleur. Mais ils mettent tous les deux en cause la manière avec laquelle la police utilise la force souvent sans égard pour la vie humaine ou les droits des citoyens. L'absence de volonté claire de poursuivre et juger ceux qui commettent ce genre de violations des droits humains fait craindre de plus en plus un retour des pratiques répressives que l'on pensait abolies et une amplification des abus.


La boucle dont parlait le père de Ahlem et la mère de Slah, qui va de l'affaire de la tuerie des manifestants lors de la révolution jusqu'à l'assassinat des deux jeunes femmes, est une espèce de cercle vicieux, qui ne sera rompu que s'il y'a un effort réel de la part des forces de sécurité et de la justice afin de poursuivre objectivement les responsables à la hauteur des faits. Parmi les mécanismes importants qui pourraient y aider, l'établissement d'un code de conduite pour les agents de police et des directives claires sur les conditions et les modalités d'utilisation de la force, de même que la création d'un mécanisme indépendant de contrôle de la police.

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