Les économistes à la Banque mondiale, Antonio Nucifora et Bob Rijkers sont les auteurs du rapport "La révolution inachevée".
"Ça ne sert à rien de chercher une logique - il n'y en a pas", s'exclame Belhassen Gherab, le patron d'Aramys, l'un des premiers groupes de textile du pays.
La raison de cette frustration? Les réglementations, inutilement complexes, qui coupent l'économie tunisienne en deux: un secteur protégé "onshore" et des secteurs concurrentiels "offshore", le premier desservant le marché tunisien quand le second exporte à l'étranger et, avant tout, en Europe.
M. Gherab nous donne un exemple : "Imaginons qu'une de mes machines tombe en panne, à cause d'un petit circuit imprimé à remplacer. Si j'appartiens au secteur 'offshore', j'appelle DHL et je suis livré sous 24 heures.
En revanche, si je fais partie du secteur 'onshore', la pièce va devoir transiter par les douanes. Et à cause de ce petit composant, je risque de devoir arrêter la totalité de ma production
La décision de distinguer des entreprises "offshore" et des entreprises "onshore" remonte aux années 1970, quand le gouvernement tunisien cherchait à séduire les investisseurs étrangers. En s'installant dans le pays, les entreprises exportatrices bénéficiaient d'exonérations d'impôts : depuis, une usine basée en Tunisie et exportant au moins 70 % de sa production jouit d'un statut qui lui octroie une franchise de droits et de généreuses incitations fiscales. Des dispositions qui ne concernent pas les entreprises basées en Tunisie mais opérant majoritairement sur le marché tunisien -- les fameuses sociétés "partiellement exportatrices" ou onshore.
Un rapport de la Banque mondiale récemment publié, intitulé "La révolution inachevée", explique comment ce modèle économique dual, qui s'est initialement révélé bénéfique pour le pays, freine désormais l'essor de sociétés productives et innovantes en permettant à une poignée d'entreprises privilégiées de ne pas être exposées à la concurrence. Le chômage et l'inégalité d'accès aux débouchés économiques qui en ont résulté sont l'un des principaux facteurs ayant alimenté la frustration au cœur. Les investisseurs se heurtent à des restrictions dans plus de 50 % de l'économie. Que ce soit à travers des monopoles ou des oligopoles publics ou privés, la plupart des secteurs onshore sont soit explicitement soit dans les faits fermés à toute concurrence digne de ce nom. Résultat, la Tunisie n'exploite pas à plein son potentiel. Uniques bénéficiaires de ces restrictions, des entreprises publiques inefficaces et une petite élite locale. Si les activités commerciales de la famille de l'ancien président Ben Ali offrent l'exemple le plus caractérisé de l'utilisation de ces restrictions à des fins d'enrichissement personnel, le problème est certainement beaucoup plus répandu. Ces restrictions coûtent chaque année au pays pratiquement 5 % de son PIB -- plus ou moins le montant consacré par le gouvernement à l'investissement public.
Du fait de cette absence de concurrence, les intérêts commerciaux de ceux qui profitent de ces rentes ou de profits supérieurs au taux de rendement concurrentiel sont profondément enracinés, au détriment notamment des consommateurs et des autres entreprises obligés d'acheter les biens plus chers ou de moins bonne qualité produits par ces firmes.
De sorte que la plupart des autres sociétés tunisiennes ne sont concurrentielles que dans les activités exigeant beaucoup de main-d'œuvre, comme l'assemblage. Elles importent tous leurs intrants intermédiaires et n'embauchent des travailleurs tunisiens que pour les transformer en produits finis. Cette activité ne procure que des emplois à faible valeur ajoutée (et donc mal payés), sans guère de perspectives pour le nombre croissant des diplômés.
Sans oublier la bureaucratie complexe régissant le secteur onshore, véritable porte ouverte à la corruption. Dans une évaluation récente du climat de l'investissement, plus d'un quart des entreprises tunisiennes indiquent devoir verser un pot-de-vin pour accélérer les interactions avec l'administration.
Pour les hommes d'affaires cependant, l'absurdité suprême du système actuel, où deux séries de règles différentes cohabitent, tient au fait qu'au lieu de protéger les entreprises locales (l'intention de départ), les droits à l'importation imposés aux sociétés onshore défavorise clairement les entreprises tunisiennes (du secteur textile et ailleurs).
M. Gherab nous donne un autre exemple : "Une maison de couture européenne peut stocker des pull-overs fabriqués au Maroc, en Roumanie et en Tunisie dans un entrepôt situé en Europe avant de les expédier chez des distributeurs du monde entier, y compris en Tunisie. Grâce aux différents accords commerciaux en vigueur, les produits fabriqués au Maroc et en Roumanie ne seront pas frappés par des droits à l'importation dans les ports tunisiens, mais ceux fabriqués en Tunisie devront acquitter une taxe de 30 % au moment d'entrer à nouveau dans le pays."
Le responsable d'une autre entreprise offshore, La Pratique électronique, abonde dans son sens : pour vendre ses éclairages de sécurité fabriqués en Tunisie à un client du sud du pays, il en est venu à les exporter vers l'Europe, où une société de négoce les réexporte à son client tunisien.
C'est plus simple, même s'il perd ainsi pratiquement 20 % de son chiffre d'affaires annuel.
Les Tunisiens sont appelés aux urnes dimanche prochain, pour élire leurs députés. Les sondages d'intention de vote montrent tous que leur principale préoccupation est de redresser la situation économique du pays. Curieusement pourtant, les débats politiques organisés pendant la période préélectorale ont la plupart du temps passé sous silence les questions économiques. Et quand ils les ont abordées, c'était surtout pour prôner la restauration de la Tunisie après le marasme provoqué par la révolution, un peu comme s'il s'agissait de se remettre d'une crise financière ou d'une récession. Or, le rapport de la Banque mondiale démontre clairement que les difficultés économiques du pays ne sont pas de nature transitoire, qui auraient été provoquées par l'insécurité et une perte de confiance des investisseurs à la suite de la révolution et qui se résoudront d'elles-mêmes avec le temps.
Elles sont d'ordre structurel. Le malaise économique actuel est la conséquence directe du modèle conçu dans les années 1970 lequel, en favorisant quelques entreprises proche du régime, interdit l'apparition de firmes productives et innovantes.
Les privilèges et l'absence de concurrence propres au secteur onshore, qui représente la moitié de l'activité économique du pays, sont la cause de la sous-performance que l'on observe notamment dans les services (télécoms, transport, logistique, banque...).
Cette situation nuit à la compétitivité des entreprises situées dans le secteur offshore. De sorte que les entreprises onshore restent concentrées dans des tâches peu qualifiées, en particulier l'assemblage, qui sont peu rémunératrices et peu attractives pour les nombreux diplômés en quête de travail.
Ce statu-quo, s'il devait se perpétuer, menace la transition de la Tunisie. Les producteurs tunisiens sont tous d'accord pour dire qu'il faut remettre à plat le système.
La Tunisie doit engager la seconde phase de sa transition, en garantissant un système économique équitable, transparent et responsable. À ce jour pourtant, les partisans de la réforme ont systématiquement perdu face à ceux qui se satisfont du statu quo. La perpétuation apparente de bon nombre d'anciennes pratiques d'un gouvernement de transition à l'autre ne laisse pas d'être troublante.
Le nouveau gouvernement tunisien sera jugé sur sa capacité à rompre avec le passé -- ou pas.
"Ça ne sert à rien de chercher une logique - il n'y en a pas", s'exclame Belhassen Gherab, le patron d'Aramys, l'un des premiers groupes de textile du pays.
La raison de cette frustration? Les réglementations, inutilement complexes, qui coupent l'économie tunisienne en deux: un secteur protégé "onshore" et des secteurs concurrentiels "offshore", le premier desservant le marché tunisien quand le second exporte à l'étranger et, avant tout, en Europe.
M. Gherab nous donne un exemple : "Imaginons qu'une de mes machines tombe en panne, à cause d'un petit circuit imprimé à remplacer. Si j'appartiens au secteur 'offshore', j'appelle DHL et je suis livré sous 24 heures.
En revanche, si je fais partie du secteur 'onshore', la pièce va devoir transiter par les douanes. Et à cause de ce petit composant, je risque de devoir arrêter la totalité de ma production
La décision de distinguer des entreprises "offshore" et des entreprises "onshore" remonte aux années 1970, quand le gouvernement tunisien cherchait à séduire les investisseurs étrangers. En s'installant dans le pays, les entreprises exportatrices bénéficiaient d'exonérations d'impôts : depuis, une usine basée en Tunisie et exportant au moins 70 % de sa production jouit d'un statut qui lui octroie une franchise de droits et de généreuses incitations fiscales. Des dispositions qui ne concernent pas les entreprises basées en Tunisie mais opérant majoritairement sur le marché tunisien -- les fameuses sociétés "partiellement exportatrices" ou onshore.
Un rapport de la Banque mondiale récemment publié, intitulé "La révolution inachevée", explique comment ce modèle économique dual, qui s'est initialement révélé bénéfique pour le pays, freine désormais l'essor de sociétés productives et innovantes en permettant à une poignée d'entreprises privilégiées de ne pas être exposées à la concurrence. Le chômage et l'inégalité d'accès aux débouchés économiques qui en ont résulté sont l'un des principaux facteurs ayant alimenté la frustration au cœur. Les investisseurs se heurtent à des restrictions dans plus de 50 % de l'économie. Que ce soit à travers des monopoles ou des oligopoles publics ou privés, la plupart des secteurs onshore sont soit explicitement soit dans les faits fermés à toute concurrence digne de ce nom. Résultat, la Tunisie n'exploite pas à plein son potentiel. Uniques bénéficiaires de ces restrictions, des entreprises publiques inefficaces et une petite élite locale. Si les activités commerciales de la famille de l'ancien président Ben Ali offrent l'exemple le plus caractérisé de l'utilisation de ces restrictions à des fins d'enrichissement personnel, le problème est certainement beaucoup plus répandu. Ces restrictions coûtent chaque année au pays pratiquement 5 % de son PIB -- plus ou moins le montant consacré par le gouvernement à l'investissement public.
Du fait de cette absence de concurrence, les intérêts commerciaux de ceux qui profitent de ces rentes ou de profits supérieurs au taux de rendement concurrentiel sont profondément enracinés, au détriment notamment des consommateurs et des autres entreprises obligés d'acheter les biens plus chers ou de moins bonne qualité produits par ces firmes.
De sorte que la plupart des autres sociétés tunisiennes ne sont concurrentielles que dans les activités exigeant beaucoup de main-d'œuvre, comme l'assemblage. Elles importent tous leurs intrants intermédiaires et n'embauchent des travailleurs tunisiens que pour les transformer en produits finis. Cette activité ne procure que des emplois à faible valeur ajoutée (et donc mal payés), sans guère de perspectives pour le nombre croissant des diplômés.
Sans oublier la bureaucratie complexe régissant le secteur onshore, véritable porte ouverte à la corruption. Dans une évaluation récente du climat de l'investissement, plus d'un quart des entreprises tunisiennes indiquent devoir verser un pot-de-vin pour accélérer les interactions avec l'administration.
Près de 13 % du chiffre d'affaires annuel des entreprises est consacré à ces réglementations, sachant que la corruption leur coûterait entre 2 à 5 % de leurs recettes chaque année.
Pour les hommes d'affaires cependant, l'absurdité suprême du système actuel, où deux séries de règles différentes cohabitent, tient au fait qu'au lieu de protéger les entreprises locales (l'intention de départ), les droits à l'importation imposés aux sociétés onshore défavorise clairement les entreprises tunisiennes (du secteur textile et ailleurs).
M. Gherab nous donne un autre exemple : "Une maison de couture européenne peut stocker des pull-overs fabriqués au Maroc, en Roumanie et en Tunisie dans un entrepôt situé en Europe avant de les expédier chez des distributeurs du monde entier, y compris en Tunisie. Grâce aux différents accords commerciaux en vigueur, les produits fabriqués au Maroc et en Roumanie ne seront pas frappés par des droits à l'importation dans les ports tunisiens, mais ceux fabriqués en Tunisie devront acquitter une taxe de 30 % au moment d'entrer à nouveau dans le pays."
Le responsable d'une autre entreprise offshore, La Pratique électronique, abonde dans son sens : pour vendre ses éclairages de sécurité fabriqués en Tunisie à un client du sud du pays, il en est venu à les exporter vers l'Europe, où une société de négoce les réexporte à son client tunisien.
C'est plus simple, même s'il perd ainsi pratiquement 20 % de son chiffre d'affaires annuel.
Les Tunisiens sont appelés aux urnes dimanche prochain, pour élire leurs députés. Les sondages d'intention de vote montrent tous que leur principale préoccupation est de redresser la situation économique du pays. Curieusement pourtant, les débats politiques organisés pendant la période préélectorale ont la plupart du temps passé sous silence les questions économiques. Et quand ils les ont abordées, c'était surtout pour prôner la restauration de la Tunisie après le marasme provoqué par la révolution, un peu comme s'il s'agissait de se remettre d'une crise financière ou d'une récession. Or, le rapport de la Banque mondiale démontre clairement que les difficultés économiques du pays ne sont pas de nature transitoire, qui auraient été provoquées par l'insécurité et une perte de confiance des investisseurs à la suite de la révolution et qui se résoudront d'elles-mêmes avec le temps.
Elles sont d'ordre structurel. Le malaise économique actuel est la conséquence directe du modèle conçu dans les années 1970 lequel, en favorisant quelques entreprises proche du régime, interdit l'apparition de firmes productives et innovantes.
Les privilèges et l'absence de concurrence propres au secteur onshore, qui représente la moitié de l'activité économique du pays, sont la cause de la sous-performance que l'on observe notamment dans les services (télécoms, transport, logistique, banque...).
Cette situation nuit à la compétitivité des entreprises situées dans le secteur offshore. De sorte que les entreprises onshore restent concentrées dans des tâches peu qualifiées, en particulier l'assemblage, qui sont peu rémunératrices et peu attractives pour les nombreux diplômés en quête de travail.
Ce statu-quo, s'il devait se perpétuer, menace la transition de la Tunisie. Les producteurs tunisiens sont tous d'accord pour dire qu'il faut remettre à plat le système.
"Il ne s'agit pas d'abandonner le modèle offshore-onshore mais de le revoir de fond en comble", souligne M. Gherab. "Le principe a fait ses preuves, mais les règles qui s'appliquent aujourd'hui aux entreprises onshore ne sont tout bonnement plus adaptées aux besoins."
La Tunisie doit engager la seconde phase de sa transition, en garantissant un système économique équitable, transparent et responsable. À ce jour pourtant, les partisans de la réforme ont systématiquement perdu face à ceux qui se satisfont du statu quo. La perpétuation apparente de bon nombre d'anciennes pratiques d'un gouvernement de transition à l'autre ne laisse pas d'être troublante.
Le nouveau gouvernement tunisien sera jugé sur sa capacité à rompre avec le passé -- ou pas.
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