L'ANC a connu un de ses grands moments de tension (pas le pire mais quand même) lors du débat sur l'amendement de la députée Fattoum Attia (dissidente d'Ennahdha), finalement rejeté pour n'avoir obtenu que 93 voix au lieu des 109 requises (avec 42 contre et 27 absentions). L'amendement visait à constitutionnaliser, d'une part, la liberté du travail (par souci d'équilibre par rapport au droit de grève) et, d'autre part, l'obligation pour l'Etat de garantir la liberté d'entreprendre.
Reprenant intégralement les propositions de la centrale patronale UTICA, cet amendement a sans doute dû son rejet au fait qu'il soit directement arrivé en séance par surprise sans que n'ait été préalablement recherchée une formulation consensuelle et acceptable par une large majorité à l'ANC, ce qui resterait possible en cas de réexamen.
En effet, chacun peut se demander, vingt-deux ans après la chute du mur de Berlin, pourquoi un tel amendement faisait si peur aux élus représentant les différents courants identifiables à la gauche tunisienne, alors même que personne parmi eux n'aurait sans doute remis en cause le choix de l'économie de marché et de la libre entreprise.
Droit syndical
Laissons de côté les a priori idéologiques caricaturaux des deux bords et gardons à l'esprit que le diable est souvent dans les détails et que certaines subtilités et implications juridiques échappent parfois aux rédacteurs d'un texte lorsque sa conception s'est faite à la hâte, comme cela a sans doute été le cas avec cet amendement. Cela s'est d'ailleurs justement vérifié lors de l'adoption d'un amendement sur l'article relatif à la garantie du droit syndical et du droit de grève qui interdisait leur application à la seule institution militaire. Or, les élus qui ont voté cet article ainsi amendé ne se sont sans doute pas rendus compte qu'ils avaient autorisé à contrario le droit de grève pour... la police, la douane et la magistrature, ce que la loi tunisienne interdit.
Raison de plus pour se concentrer sur ce fameux amendement en prenant d'abord son premier point relatif à la liberté du travail que l'Etat aurait l'obligation de garantir. Son objectif est assez clair, autant que ses implications: interdire à des travailleurs grévistes d'empêcher des non-grévistes d'accéder à leur lieu de travail ou encore interdire à des manifestants bloquant les routes ou les rails de chemin de fer d'empêcher l'acheminement de convois de marchandises, comme cela s'est vu notamment dans les mines de phosphate. Au final, le droit de grève et le droit de manifester pacifiquement étant garantis par la Constitution, ce premier point ne semble pas entraîner d'implications autres que celles-ci ou conduire à une restriction plus importante de ces droits. Donc, pas de craintes excessives pour les droits des travailleurs.
"Garantir la liberté d'entreprendre"
En revanche, le deuxième point visant à imposer à l'Etat de garantir la liberté d'entreprendre, sans doute plus neutre en apparence, peut se révéler bien plus problématique pour le choix des politiques publiques, notamment concernant l'opportunité ou non de maintenir ou de créer certains monopoles d'Etat dans différents secteurs qui apparaîtraient utiles à un gouvernement ou une majorité parlementaire en fonction de leur conception de l'intérêt général.
Explication: dire que "l'Etat garantit la liberté d'entreprendre" sans autre mention, pourrait être interprété par la future cour constitutionnelle comme impliquant que l'ensemble des secteurs de l'économie soient ouverts à l'initiative privée, rendant ainsi impossible l'existence de monopoles publics y compris lorsque la nécessité en serait avérée. Pire: un tel article n'interdirait pas les monopoles privés si la concurrence aboutissait à la domination d'un seul opérateur sur un secteur, dès lors que les conditions de la liberté d'entreprendre seraient assurées bien qu'empêchant l'émergence de nouveaux concurrents...
Certains défenseurs de cet amendement proposeront alors qu'y soit ajoutée la possibilité pour l'Etat de maintenir ou de constituer des monopoles dans les "secteurs stratégiques". Mais qu'est-ce qu'un secteur stratégique? L'exploitation des ressources naturelles, l'énergie (gaz, électricité, carburant), l'eau?
Justement, bon exemple: l'eau. En France, la fin du monopole public a abouti à la domination du marché par un nombre très réduit d'opérateurs avec à la clé une flambée des prix pour le consommateur! A tel point que certains proposent, non pas une renationalisation du secteur, mais sa municipalisation. Idée innovante qui fait son chemin à gauche pour le moment mais qui semble faire de plus en plus d'émules. Par pragmatisme.
Autre exemple: la fabrication de produits du tabac fait aujourd'hui partie des secteurs pour lesquels la loi tunisienne instaure un monopole public. Or, s'agit-il d'un de ces fameux "secteurs stratégiques"?
A l'évidence, non. Si le maintien ou non de ce monopole public de l'industrie du tabac peut être discuté, il démontre que la notion de "secteur stratégique" est insuffisante pour accompagner une éventuelle constitutionnalisation de la liberté d'entreprendre. De plus, l'adoption de l'amendement litigieux rendrait cette loi inconstitutionnelle et permettrait à tout opérateur privé de se réclamer du droit de concurrencer l'Etat en ce domaine. Ou dans tout autre, comme par exemple le ciment, secteur stratégique de l'économie tunisienne privatisé sous Ben Ali au profit d'entreprises étrangères avec une flambée des prix à la clé, pour lequel une renationalisation serait impossible.
L'exemple du secteur de l'armement
Encore un exemple, fictif celui-là, du moins pour le moment: si la Tunisie, éventuellement avec certains de ses voisins comme l'Algérie, arrivait à un tel degré de développement technologique qu'elle puisse fabriquer des armes légères (pistolets, cartouches, fusils d'assaut ou de chasse, etc...), l'idée d'instaurer au moins temporairement un monopole public sur cette industrie aurait tout lieu d'être discutée en considération du fait que cette activité impliquerait la protection de secrets de fabrication ou de données stratégiques.
Cela dit, l'implication des privés dans le secteur de l'armement n'est pas un tabou. En France, encore une fois, les deux principaux industriels sont Dassault et Thalès, deux privés, mais dont l'activité reste fortement liée aux commandes de l'Etat et demeure bien plus encadrées que n'importe quel autre secteur. Donc, dans l'éventualité où la question se poserait en Tunisie, un monopole public sur l'industrie de l'armement serait sans doute nécessaire durant les premières années suivant son lancement, le temps de tracer un cadre légal pour l'ouverture éventuelle de ce secteur à des opérateurs privés ou à la concurrence. Or, l'amendement rejeté tel que rédigé interdirait un tel monopole même temporaire, à moins que l'industrie d'armement ne soit déclarée par la cour constitutionnelle comme englobée dans ces fameux "secteurs stratégiques" bien qu'inexistante lors de l'adoption de la Constitution. C'est là trop spéculer sur l'avenir et laisser trop de place à l'incertitude.
Dernier exemple pour boucler la boucle, encore pris en France, où la gauche, après la vague de nationalisations ayant suivi l'élection du président Mitterrand en 1981, n'a plus jamais "osé" nationaliser et a, au contraire, ouvert le capital de plusieurs sociétés publiques, "laissant le soin" à la droite d'en achever la privatisation.
Or, par qui et pourquoi a été réalisée la seule nationalisation de ces dernières années? Réponse: il s'agit de la société Alstom, le constructeur des métros du Grand Tunis, qui en 2008 se trouvait au bord de la faillite et a fait l'objet d'une nationalisation temporaire sous le gouvernement... du président Sarkozy! Celui-ci, tout en se revendiquant comme un libéral assumé, avait justifié cette décision par pragmatisme car la nationalisation temporaire apparaissait alors comme la seule solution à même d'éviter la faillite de ce fleuron de l'économie française, dans le but de la re-privatiser quand elle serait redevenue rentable.
Comme quoi il ne faut rien s'interdire mais aussi bien mesurer dans ses moindres détails les implications de toute création juridique.
Reprenant intégralement les propositions de la centrale patronale UTICA, cet amendement a sans doute dû son rejet au fait qu'il soit directement arrivé en séance par surprise sans que n'ait été préalablement recherchée une formulation consensuelle et acceptable par une large majorité à l'ANC, ce qui resterait possible en cas de réexamen.
En effet, chacun peut se demander, vingt-deux ans après la chute du mur de Berlin, pourquoi un tel amendement faisait si peur aux élus représentant les différents courants identifiables à la gauche tunisienne, alors même que personne parmi eux n'aurait sans doute remis en cause le choix de l'économie de marché et de la libre entreprise.
Droit syndical
Laissons de côté les a priori idéologiques caricaturaux des deux bords et gardons à l'esprit que le diable est souvent dans les détails et que certaines subtilités et implications juridiques échappent parfois aux rédacteurs d'un texte lorsque sa conception s'est faite à la hâte, comme cela a sans doute été le cas avec cet amendement. Cela s'est d'ailleurs justement vérifié lors de l'adoption d'un amendement sur l'article relatif à la garantie du droit syndical et du droit de grève qui interdisait leur application à la seule institution militaire. Or, les élus qui ont voté cet article ainsi amendé ne se sont sans doute pas rendus compte qu'ils avaient autorisé à contrario le droit de grève pour... la police, la douane et la magistrature, ce que la loi tunisienne interdit.
LIRE AUSSI: Liberté d'entreprendre, la révolution de Bouazizi trahie, par l'économiste Emmanuel Martin
Raison de plus pour se concentrer sur ce fameux amendement en prenant d'abord son premier point relatif à la liberté du travail que l'Etat aurait l'obligation de garantir. Son objectif est assez clair, autant que ses implications: interdire à des travailleurs grévistes d'empêcher des non-grévistes d'accéder à leur lieu de travail ou encore interdire à des manifestants bloquant les routes ou les rails de chemin de fer d'empêcher l'acheminement de convois de marchandises, comme cela s'est vu notamment dans les mines de phosphate. Au final, le droit de grève et le droit de manifester pacifiquement étant garantis par la Constitution, ce premier point ne semble pas entraîner d'implications autres que celles-ci ou conduire à une restriction plus importante de ces droits. Donc, pas de craintes excessives pour les droits des travailleurs.
"Garantir la liberté d'entreprendre"
En revanche, le deuxième point visant à imposer à l'Etat de garantir la liberté d'entreprendre, sans doute plus neutre en apparence, peut se révéler bien plus problématique pour le choix des politiques publiques, notamment concernant l'opportunité ou non de maintenir ou de créer certains monopoles d'Etat dans différents secteurs qui apparaîtraient utiles à un gouvernement ou une majorité parlementaire en fonction de leur conception de l'intérêt général.
Explication: dire que "l'Etat garantit la liberté d'entreprendre" sans autre mention, pourrait être interprété par la future cour constitutionnelle comme impliquant que l'ensemble des secteurs de l'économie soient ouverts à l'initiative privée, rendant ainsi impossible l'existence de monopoles publics y compris lorsque la nécessité en serait avérée. Pire: un tel article n'interdirait pas les monopoles privés si la concurrence aboutissait à la domination d'un seul opérateur sur un secteur, dès lors que les conditions de la liberté d'entreprendre seraient assurées bien qu'empêchant l'émergence de nouveaux concurrents...
Certains défenseurs de cet amendement proposeront alors qu'y soit ajoutée la possibilité pour l'Etat de maintenir ou de constituer des monopoles dans les "secteurs stratégiques". Mais qu'est-ce qu'un secteur stratégique? L'exploitation des ressources naturelles, l'énergie (gaz, électricité, carburant), l'eau?
Justement, bon exemple: l'eau. En France, la fin du monopole public a abouti à la domination du marché par un nombre très réduit d'opérateurs avec à la clé une flambée des prix pour le consommateur! A tel point que certains proposent, non pas une renationalisation du secteur, mais sa municipalisation. Idée innovante qui fait son chemin à gauche pour le moment mais qui semble faire de plus en plus d'émules. Par pragmatisme.
Autre exemple: la fabrication de produits du tabac fait aujourd'hui partie des secteurs pour lesquels la loi tunisienne instaure un monopole public. Or, s'agit-il d'un de ces fameux "secteurs stratégiques"?
A l'évidence, non. Si le maintien ou non de ce monopole public de l'industrie du tabac peut être discuté, il démontre que la notion de "secteur stratégique" est insuffisante pour accompagner une éventuelle constitutionnalisation de la liberté d'entreprendre. De plus, l'adoption de l'amendement litigieux rendrait cette loi inconstitutionnelle et permettrait à tout opérateur privé de se réclamer du droit de concurrencer l'Etat en ce domaine. Ou dans tout autre, comme par exemple le ciment, secteur stratégique de l'économie tunisienne privatisé sous Ben Ali au profit d'entreprises étrangères avec une flambée des prix à la clé, pour lequel une renationalisation serait impossible.
L'exemple du secteur de l'armement
Encore un exemple, fictif celui-là, du moins pour le moment: si la Tunisie, éventuellement avec certains de ses voisins comme l'Algérie, arrivait à un tel degré de développement technologique qu'elle puisse fabriquer des armes légères (pistolets, cartouches, fusils d'assaut ou de chasse, etc...), l'idée d'instaurer au moins temporairement un monopole public sur cette industrie aurait tout lieu d'être discutée en considération du fait que cette activité impliquerait la protection de secrets de fabrication ou de données stratégiques.
Cela dit, l'implication des privés dans le secteur de l'armement n'est pas un tabou. En France, encore une fois, les deux principaux industriels sont Dassault et Thalès, deux privés, mais dont l'activité reste fortement liée aux commandes de l'Etat et demeure bien plus encadrées que n'importe quel autre secteur. Donc, dans l'éventualité où la question se poserait en Tunisie, un monopole public sur l'industrie de l'armement serait sans doute nécessaire durant les premières années suivant son lancement, le temps de tracer un cadre légal pour l'ouverture éventuelle de ce secteur à des opérateurs privés ou à la concurrence. Or, l'amendement rejeté tel que rédigé interdirait un tel monopole même temporaire, à moins que l'industrie d'armement ne soit déclarée par la cour constitutionnelle comme englobée dans ces fameux "secteurs stratégiques" bien qu'inexistante lors de l'adoption de la Constitution. C'est là trop spéculer sur l'avenir et laisser trop de place à l'incertitude.
Dernier exemple pour boucler la boucle, encore pris en France, où la gauche, après la vague de nationalisations ayant suivi l'élection du président Mitterrand en 1981, n'a plus jamais "osé" nationaliser et a, au contraire, ouvert le capital de plusieurs sociétés publiques, "laissant le soin" à la droite d'en achever la privatisation.
Or, par qui et pourquoi a été réalisée la seule nationalisation de ces dernières années? Réponse: il s'agit de la société Alstom, le constructeur des métros du Grand Tunis, qui en 2008 se trouvait au bord de la faillite et a fait l'objet d'une nationalisation temporaire sous le gouvernement... du président Sarkozy! Celui-ci, tout en se revendiquant comme un libéral assumé, avait justifié cette décision par pragmatisme car la nationalisation temporaire apparaissait alors comme la seule solution à même d'éviter la faillite de ce fleuron de l'économie française, dans le but de la re-privatiser quand elle serait redevenue rentable.
Comme quoi il ne faut rien s'interdire mais aussi bien mesurer dans ses moindres détails les implications de toute création juridique.
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