Après Volgograd, on semble redécouvrir qu'il y a une guerre sur une partie du territoire russe, et que Moscou est aux prises avec sa propre forme de djihadisme. C'est à peu près le même étonnement qu'on retrouve dans les médias chaque fois qu'une bombe explose dans une ville russe assez importante pour être repérée à l'ouest de l'Europe. Ce sujet ne devrait pourtant pas être traité avec légèreté.
Certes, le djihadisme qui sévit en Russie est bien sûr, en partie, lié à de mauvais choix politiques et sécuritaires par le Kremlin pendant les décennies 1990 et 2000. Mais cette tension sécuritaire explique aussi en partie le positionnement russe à l'intérieur (choix d'un discours "viril" et d'une logique autoritaire) et à l'extérieur (sur le dossier syrien, libyen, etc.). Ne pas prendre un peu plus au sérieux ce sujet, ne pas l'analyser plus en détail, explique sans doute une mauvaise compréhension de la diplomatie russe à Paris et ailleurs en Europe.
Mais avant de traiter du djihadisme en Russie en tant que tel, il est important de parler de l'islam dans ce pays, pour se débarrasser d'un certain nombre de fantasmes et de préjugés. Et il n'y a guère que les gens qui ne connaissent pas la Russie, et les excités rêvant d'une « guerre de civilisations » entre mondes occidental et musulman, qui pourraient mélanger les deux sujets. Et une analyse neutre de l'islam russe, fondée sur des sources et une connaissance du terrain, ne fera que le prouver. Pour traiter de ce sujet correctement, il faut globalement éviter deux écueils: la russophobie (terme pensé notamment par Andrei P. Tsygankov, de l'Université d'Etat de San Francisco) et l'islamophobie (terme pris au sens strict, tout simplement une phobie, une peur irrationnelle et simpliste de l'islam pris comme un ensemble monolithique, qui verrait systématiquement les musulmans comme responsable de tous les maux dans un lieu donné).
Bien sûr les tensions et fantasmes entre les deux communautés existent ici et là. Cela se retrouve dans les polémiques régulières sur le nombre de musulmans en Russie. Les Russes proches d'une tendance ultranationaliste et certains de leurs équivalents musulmans, gonflent souvent les chiffres. Ainsi certains sont allés jusqu'à parler de 23 millions de citoyens professant l'islam dans le pays, ce qui ne s'appuie... sur rien. Dans le domaine des affirmations sans preuve, il y a également l'idée d'un grand nombre de conversions chez les populations slaves...
Ce sont des positions qui ressemblent d'ailleurs furieusement au discours islamophobe en Europe. De telles déclarations représentent surtout les fantasmes d' identitaires dans les deux communautés, et la crainte de certains Orthodoxes, qui voient leurs églises se vider. Officiellement, ces derniers sont 80 millions, mais ils seraient bien plus proches des 40 millions à pouvoir être associés véritablement à la religion majoritaire du pays.
Pourtant, encore une fois, quand on s'attarde sur les faits, en Russie comme ailleurs, on est loin de "l 'islamisation" ou du "remplacement de population". Déjà parce que le musulman du quotidien en Russie est comme son équivalent chrétien orthodoxe: il est très souvent sécularisé, étant d'abord un produit du passé soviétique.
Selon une étude de Gallup de 2007, 49% des Russes musulmans ne prient jamais, et le chiffre est encore plus grand pour les jeunes générations (66%); 46% ne savent pas prononcer la Shahadah, la profession de foi musulmane; 50% boivent de l'alcool, et encore plus étonnant, 27%... mangent du porc.
Au niveau des chiffres plus généralement, il faut s'appuyer sur les informations ouvertes à disposition: pour le nombre de musulmans ou plutôt des populations russes traditionnellement musulmanes, on a le recensement de 2002, sorti en 2005, et donnant le chiffre exact de 14,64 millions.
Selon une analyse du Pew Research Center, un think tank américain spécialisé sur les questions démographiques et sociales, en 2011, on serait arrivé à 16,4 millions en 2010. Toujours selon ce think tank, en 2030, on ne sera pas encore arrivé à la vingtaine de millions très souvent mise en avant par les analystes maîtrisant mal le sujet. Il projette une progression jusqu'à 18,6 millions, et encore, si on accepte le présupposé selon lequel les populations musulmanes de Russie vont forcément progresser de +0,6% par an... ce qui n'est pas certain.
En effet d'autres analyses tendent à montrer que la progression démographique n'est pas linéaire : ainsi, il y aurait eu une petite poussée soudaine (pas totalement explicable, et pas forcément soutenue) de la démographie dans les zones traditionnellement orthodoxes/slaves à partir de 1999, ainsi qu'une baisse, plus compréhensible, à la même époque, dans certaine zones à majorité musulmane (deuxième guerre de Tchétchénie devenant une lutte meurtrière sur l'ensemble du Nord-Caucase musulman, pas le meilleur environnement pour faire des enfants). Selon cette approche, après 2017, il n'y aurait pas une augmentation progressive du nombre de musulmans, mais en fait, plutôt un tassement.
Quoi qu'ils en soient, les chiffres sont formels : les musulmans sont une part non négligeable de la Russie, mais restent une minorité, maintenant et pour les décennies à venir. Il n'y a pas de tensions particulières entre un simple Slave orthodoxe et un citoyen musulman lambda, les deux sont très sécularisés. Ils ont aussi la même Histoire. Dans leur grande majorité, les Tatars (un tiers des musulmans de Russie, 1er groupe par son importance) ne vivent pas avec l'animosité au cœur en pensant à la conquête de Kazan en 1552, et les Bashkirs (2ème groupe musulman de Russie, représentant 11% des musulmans de Russie) ne pensent pas d'abord à la révolte contre l'Empire russe de 1735 quand ils se penchent sur leur Histoire. Comme les Slaves-orthodoxes, leur référence reste, d'abord et avant tout, la « Grande Guerre patriotique » face à l'Allemagne nazie, où chrétiens comme musulmans, totalement sécularisés ou croyants, ont tous perdu un grand père ou un membre de leur famille, au moins. Donc, décidément, difficile de diviser artificiellement les Russes entre musulmans et slaves/orthodoxes comme s'il s'agissait d'une ligne de fracture significative.
C'est ce qu'exprime le dicton russe si particulier: « Grattes un Russe et tu trouveras un Tatar »... A tel point que le Russe moyen, habitué au Tatar comme faisant partie de son environnement quotidien, ne sait pas toujours qu'il est à l'origine d'une religion différente de la sienne. La Russie est en fait un des rares pays européens où l'islam est partie intégrante de l'Histoire du pays sur le temps long, et de façon continue. En fait, quasiment depuis toujours: V. Poutine l'a rappelé lors d'une interview donnée à Al Jazeera en octobre 2003, l'islam est arrivé sur le sol russe avant le christianisme. La sagesse populaire permet par ailleurs également de rappeler un fait souvent oublié par les démographes et plus encore par ceux qui fantasment les changements de population : non seulement des populations différentes dans un pays commun vont former une culture commune et/ou hybride, avoir une Histoire en commun, mais ils vont aussi... se marier entre eux. Selon les derniers chiffres à disposition (1994/95), 30% des mariages au Tatarstan étaient interethniques, et sur l'ensemble du territoire russe, le chiffre était de 22%, incluant d'ailleurs un des parents pouvant être de religion différente ou d'une autre nationalité post-soviétique à l'origine (Géorgien, Arménien, Ouzbek, etc.). Preuve supplémentaire que l'islamophobie ou plus largement le racisme supposé des Russes est exagéré. Certes, il n'est pas inexistant (comme ailleurs en Europe...), et une violence allant dans ce sens a été révélé dans la presse internationale. Mais elle n'est pas le fait de tous les Russes, encore moins d'une majorité d'entre eux. C'est pourquoi il serait idiot d'imaginer une « guerre de civilisations » entre Russes orthodoxes et populations russes musulmanes.
Par contre, s'il n'y a pas d'opposition religieuse réelle, au delà de l'islamophobie d'une certaine extrême droite et de certains religieux orthodoxes, il y a une tension très forte entre Centre russe et périphérie du Nord-Caucase. Différents chercheurs, comme Alexei Malashenko, du Centre Carnegie de Moscou, ont parlé d'une « Caucasophobie », et c'est bien le fond du problème ici, plus qu'un quelconque « clash » de civilisations. C'est du Nord-Caucase que viennent principalement les tensions djihadistes et séparatistes. Ce n'est pas une opposition culturelle, mais bien plutôt un problème politique que le Kremlin et les élites locales pro-russes n'ont pas su gérer correctement ces deux dernières décennies. Et ce sera l'objet du prochain billet "Sécurité en Eurasie".
Certes, le djihadisme qui sévit en Russie est bien sûr, en partie, lié à de mauvais choix politiques et sécuritaires par le Kremlin pendant les décennies 1990 et 2000. Mais cette tension sécuritaire explique aussi en partie le positionnement russe à l'intérieur (choix d'un discours "viril" et d'une logique autoritaire) et à l'extérieur (sur le dossier syrien, libyen, etc.). Ne pas prendre un peu plus au sérieux ce sujet, ne pas l'analyser plus en détail, explique sans doute une mauvaise compréhension de la diplomatie russe à Paris et ailleurs en Europe.
Mais avant de traiter du djihadisme en Russie en tant que tel, il est important de parler de l'islam dans ce pays, pour se débarrasser d'un certain nombre de fantasmes et de préjugés. Et il n'y a guère que les gens qui ne connaissent pas la Russie, et les excités rêvant d'une « guerre de civilisations » entre mondes occidental et musulman, qui pourraient mélanger les deux sujets. Et une analyse neutre de l'islam russe, fondée sur des sources et une connaissance du terrain, ne fera que le prouver. Pour traiter de ce sujet correctement, il faut globalement éviter deux écueils: la russophobie (terme pensé notamment par Andrei P. Tsygankov, de l'Université d'Etat de San Francisco) et l'islamophobie (terme pris au sens strict, tout simplement une phobie, une peur irrationnelle et simpliste de l'islam pris comme un ensemble monolithique, qui verrait systématiquement les musulmans comme responsable de tous les maux dans un lieu donné).
Bien sûr les tensions et fantasmes entre les deux communautés existent ici et là. Cela se retrouve dans les polémiques régulières sur le nombre de musulmans en Russie. Les Russes proches d'une tendance ultranationaliste et certains de leurs équivalents musulmans, gonflent souvent les chiffres. Ainsi certains sont allés jusqu'à parler de 23 millions de citoyens professant l'islam dans le pays, ce qui ne s'appuie... sur rien. Dans le domaine des affirmations sans preuve, il y a également l'idée d'un grand nombre de conversions chez les populations slaves...
Ce sont des positions qui ressemblent d'ailleurs furieusement au discours islamophobe en Europe. De telles déclarations représentent surtout les fantasmes d' identitaires dans les deux communautés, et la crainte de certains Orthodoxes, qui voient leurs églises se vider. Officiellement, ces derniers sont 80 millions, mais ils seraient bien plus proches des 40 millions à pouvoir être associés véritablement à la religion majoritaire du pays.
Pourtant, encore une fois, quand on s'attarde sur les faits, en Russie comme ailleurs, on est loin de "l 'islamisation" ou du "remplacement de population". Déjà parce que le musulman du quotidien en Russie est comme son équivalent chrétien orthodoxe: il est très souvent sécularisé, étant d'abord un produit du passé soviétique.
Selon une étude de Gallup de 2007, 49% des Russes musulmans ne prient jamais, et le chiffre est encore plus grand pour les jeunes générations (66%); 46% ne savent pas prononcer la Shahadah, la profession de foi musulmane; 50% boivent de l'alcool, et encore plus étonnant, 27%... mangent du porc.
Au niveau des chiffres plus généralement, il faut s'appuyer sur les informations ouvertes à disposition: pour le nombre de musulmans ou plutôt des populations russes traditionnellement musulmanes, on a le recensement de 2002, sorti en 2005, et donnant le chiffre exact de 14,64 millions.
Selon une analyse du Pew Research Center, un think tank américain spécialisé sur les questions démographiques et sociales, en 2011, on serait arrivé à 16,4 millions en 2010. Toujours selon ce think tank, en 2030, on ne sera pas encore arrivé à la vingtaine de millions très souvent mise en avant par les analystes maîtrisant mal le sujet. Il projette une progression jusqu'à 18,6 millions, et encore, si on accepte le présupposé selon lequel les populations musulmanes de Russie vont forcément progresser de +0,6% par an... ce qui n'est pas certain.
En effet d'autres analyses tendent à montrer que la progression démographique n'est pas linéaire : ainsi, il y aurait eu une petite poussée soudaine (pas totalement explicable, et pas forcément soutenue) de la démographie dans les zones traditionnellement orthodoxes/slaves à partir de 1999, ainsi qu'une baisse, plus compréhensible, à la même époque, dans certaine zones à majorité musulmane (deuxième guerre de Tchétchénie devenant une lutte meurtrière sur l'ensemble du Nord-Caucase musulman, pas le meilleur environnement pour faire des enfants). Selon cette approche, après 2017, il n'y aurait pas une augmentation progressive du nombre de musulmans, mais en fait, plutôt un tassement.
Quoi qu'ils en soient, les chiffres sont formels : les musulmans sont une part non négligeable de la Russie, mais restent une minorité, maintenant et pour les décennies à venir. Il n'y a pas de tensions particulières entre un simple Slave orthodoxe et un citoyen musulman lambda, les deux sont très sécularisés. Ils ont aussi la même Histoire. Dans leur grande majorité, les Tatars (un tiers des musulmans de Russie, 1er groupe par son importance) ne vivent pas avec l'animosité au cœur en pensant à la conquête de Kazan en 1552, et les Bashkirs (2ème groupe musulman de Russie, représentant 11% des musulmans de Russie) ne pensent pas d'abord à la révolte contre l'Empire russe de 1735 quand ils se penchent sur leur Histoire. Comme les Slaves-orthodoxes, leur référence reste, d'abord et avant tout, la « Grande Guerre patriotique » face à l'Allemagne nazie, où chrétiens comme musulmans, totalement sécularisés ou croyants, ont tous perdu un grand père ou un membre de leur famille, au moins. Donc, décidément, difficile de diviser artificiellement les Russes entre musulmans et slaves/orthodoxes comme s'il s'agissait d'une ligne de fracture significative.
C'est ce qu'exprime le dicton russe si particulier: « Grattes un Russe et tu trouveras un Tatar »... A tel point que le Russe moyen, habitué au Tatar comme faisant partie de son environnement quotidien, ne sait pas toujours qu'il est à l'origine d'une religion différente de la sienne. La Russie est en fait un des rares pays européens où l'islam est partie intégrante de l'Histoire du pays sur le temps long, et de façon continue. En fait, quasiment depuis toujours: V. Poutine l'a rappelé lors d'une interview donnée à Al Jazeera en octobre 2003, l'islam est arrivé sur le sol russe avant le christianisme. La sagesse populaire permet par ailleurs également de rappeler un fait souvent oublié par les démographes et plus encore par ceux qui fantasment les changements de population : non seulement des populations différentes dans un pays commun vont former une culture commune et/ou hybride, avoir une Histoire en commun, mais ils vont aussi... se marier entre eux. Selon les derniers chiffres à disposition (1994/95), 30% des mariages au Tatarstan étaient interethniques, et sur l'ensemble du territoire russe, le chiffre était de 22%, incluant d'ailleurs un des parents pouvant être de religion différente ou d'une autre nationalité post-soviétique à l'origine (Géorgien, Arménien, Ouzbek, etc.). Preuve supplémentaire que l'islamophobie ou plus largement le racisme supposé des Russes est exagéré. Certes, il n'est pas inexistant (comme ailleurs en Europe...), et une violence allant dans ce sens a été révélé dans la presse internationale. Mais elle n'est pas le fait de tous les Russes, encore moins d'une majorité d'entre eux. C'est pourquoi il serait idiot d'imaginer une « guerre de civilisations » entre Russes orthodoxes et populations russes musulmanes.
Par contre, s'il n'y a pas d'opposition religieuse réelle, au delà de l'islamophobie d'une certaine extrême droite et de certains religieux orthodoxes, il y a une tension très forte entre Centre russe et périphérie du Nord-Caucase. Différents chercheurs, comme Alexei Malashenko, du Centre Carnegie de Moscou, ont parlé d'une « Caucasophobie », et c'est bien le fond du problème ici, plus qu'un quelconque « clash » de civilisations. C'est du Nord-Caucase que viennent principalement les tensions djihadistes et séparatistes. Ce n'est pas une opposition culturelle, mais bien plutôt un problème politique que le Kremlin et les élites locales pro-russes n'ont pas su gérer correctement ces deux dernières décennies. Et ce sera l'objet du prochain billet "Sécurité en Eurasie".