Chroniques d'Asie du Sud-Ouest
Le lundi 3 mars, un attentat a eu lieu au Pakistan qui a particulièrement marqué les esprits. Des terroristes ont frappé, au cœur d'Islamabad, un tribunal. Plus précisément dans la zone "F-8" où l'on peut trouver des think tanks, des résidences de politiques importants, de généraux à la retraite... Ce n'est pas un endroit anodin pour un attentat terroriste. Il se trouve que l'auteur de ces lignes y travaille: si on ne peut que constater une réduction de la présence des forces de l'ordre depuis ces deux dernières années, elles restent encore bien présentes, et donnaient jusque là le sentiment d'une capitale sous contrôle, protégée. Cela reste, bien sûr, le cas: mais le problème avec ces attaques, c'est qu'il en suffit d'une seule pour briser le sentiment de sécurité d'une population.
Sans laisser les terroristes gagner en donnant à l'évènement une importance démesurée, il ne faut pas non plus tomber dans l'autre extrême et le minimiser. Il y a tout de même eu 11 tués et un peu moins d'une trentaine de blessés. Les militants ont frappé à 9:15 du matin, et ont pu semer la terreur pendant une bonne quarantaine de minutes avant l'intervention des forces de l'ordre. Plus perturbant encore: plusieurs jours après l'attaque terroriste, on ne pouvait toujours pas dire avec certitude combien de terroristes avaient effectivement attaqué le tribunal (le chiffre le plus probable selon un certain nombre d'analystes est de cinq ou six, pas plus). On ne peut même pas dire clairement comment ils s'y sont pris pour pénétrer un bâtiment sécurisé avec leurs armes et des ceintures d'explosifs pour deux d'entre eux. Par ailleurs, ceux qui ne se sont pas faits sauter ont réussi à s'enfuir malgré les dizaines de policiers venus en réaction à l'attentat. Enfin, ce ne fut pas la seule attaque menée par des terroristes à cette période. Dans la première partie de la semaine dernière, immédiatement après cet attentat sur Islamabad, 8 soldats ont été tués, dont 6 quelques heures avant que les négociateurs d'un processus de paix entre gouvernement central et talibans pakistanais ne se rencontrent.
Car c'est bien cela qui est visé par ces attaques récentes: le début d'un dialogue entre le TTP (Tehrik-i-Taliban Pakistan, le Mouvement des talibans du Pakistan) opposé à Islamabad, et le gouvernement de Nawaz Sharif. L'idée d'un processus de paix était présente dans les esprits très vite une fois Sharif arrivé au pouvoir. Suite au discours du Premier Ministre du 29 janvier 2014 à l'Assemblée nationale il a commencé à se matérialiser. Les deux parties ont choisi des représentants pour lancer des "négociations sur les négociations". Très vite les échanges ont été suspendus à cause d'une provocation insupportable de talibans: 23 soldats pakistanais faits prisonniers en 2010 avaient été décapités (mi-février 2014). Dans une vidéo qui a été envoyée à des journalistes le 17 février, un chef de guerre du TTP, de l'Agence tribale de Mohmand, Omar Khalid Khurasani, affirmait qu'il s'agissait d'une "réponse" à l'État pakistanais: il continue de combattre les talibans tout en négociant avec eux, les talibans continuent donc, eux aussi, à faire couler le sang. L'armée a répondu en bombardant les bases des rebelles, notamment dans le Nord Waziristan. Mais ce mois de mars semblait offrir un espoir: les talibans pakistanais avaient décrété un cessez-le-feu d'un mois, et le gouvernement avait répondu en stoppant les bombardements aériens. L'attentat du 3 mars aurait bien pu rendre impossible la reprise des négociations.
On reviendra dans la prochaine "Chronique d'Asie du Sud-Ouest" sur le groupe Ahrar-ul-Hind, qui s'est présenté comme responsable de l'action du 3 mars, dans les détails. Le problème ici, c'est qu'on sait bien peu de choses sur ce groupe. Il se présente comme indépendant du TTP, ce dont certains doutent. Malgré tout, il reste difficile d'accuser les talibans pakistanais, avec lesquels le gouvernement veut négocier, sans preuves. Quand les 23 soldats pakistanais ont été décapités, les protagonistes étaient bien connus, justifiant donc une réponse militaire. Ce n'est pas le cas cette fois. Par ailleurs, suite à une apparente reprise en main par le leadership central du TTP, même la branche du Mohmand de Khurasani a juré d'obéir à l'ordre de cessez-le-feu. Cela a été confirmé par un document écrit venant de ce groupe et fourni aux journaux pakistanais le 12 mars. Les talibans pakistanais en général ont affirmé haut et fort qu'ils n'avaient rien à avoir avec les terroristes du 3 mars. Dans ces conditions, au moins pour l'instant, il semblerait que les négociations restent d'actualité.
Les talibans ont confirmé leur désir de dialogue en invitant même tout représentant du gouvernement à venir effectivement au Waziristan, le cœur de la rébellion, pour discuter directement. Proposition machiavélique, car elle vise à rappeler au gouvernement qu'il doit prendre en compte non seulement les talibans eux-mêmes, mais les populations pachtounes des zones tribales. Ces dernières sont prises en otage par cette terrible situation de guerre. Leur crainte de devenir des victimes collatérales a d'ailleurs été rappelée par une grande jirga, une assemblée tribale d'habitants du Nord Waziristan, qui a eu lieu le 10 mars. Sur une décennie, la force a été employée par l'État central contre les talibans au Waziristan et ailleurs, et cela n'a pas marché, ont insisté les représentants de cette jirga. D'où sa demande de pas frapper le Nord Waziristan, et de donner une chance à la paix... Parole libre d'une population civile désespérée, ou discours dicté à des otages par les talibans... difficile à déterminer. Mais l'argument n'en est pas moins vrai.
Malgré tout, l'attentat du 3 mars a exacerbé les divisions sur la question des négociations, y compris à l'intérieur de la Ligue Musulmane, le parti de Nawaz Sharif. La Ligue et le gouvernement, semblent s'être divisés en deux, selon certaines sources. Il y a une tendance pensant aujourd'hui que frapper les talibans pakistanais est dans l'intérêt du pays : on y retrouverait, entre autres, le Ministre fédéral de la Défense Khawaja Asif; il est d'ailleurs intéressant de noter que celui-ci était, jusqu'à il y a peu, un grand partisan du dialogue avec les talibans. Il n'a pas hésité à dire publiquement que l'armée était prête à bombarder les bases du TTP et à organiser une campagne militaire au sol dès ce mois de mars. Il a contré l'excuse des talibans se déclarant innocents des crimes d'Ahrar-ul-Hind en rappelant qu'un cessez-le-feu devait être, forcément, total. Sans quoi, l'État était forcément dans l'obligation de répondre. Le fait que le ministre ait pu s'exprimer aussi librement, ainsi que son ralliement au camp des « éradicateurs », prouve à quel point la situation est fluide : pour l'instant, le dialogue a encore lieu, mais cela pourrait changer très facilement.
Face aux partisans de la guerre, il y a ceux qui, comme le Ministre de l'Intérieur Chaudhry Nisar Ali Khan, appuient l'idée d'un dialogue. Comme ils aiment à le rappeler, il ne s'agit pas d'être naïf, mais pragmatique: tout le monde, en ce moment, discute avec les talibans, le Pakistan doit faire de même pour apaiser les zones tribales d'ici le départ des troupes américaines. Ces talibans, en Afghanistan comme au Pakistan, sont une donnée politique en territoire pachtoune: vouloir les "éradiquer", c'est forcément faire un grand nombre de victimes collatérales. Mais vouloir dialoguer ne veut pas dire être pacifiste: à terme ils attendent des talibans "pacifiés" l'aide nécessaire pour lutter contre les extrémistes s'opposant à la paix.
C'est sans doute cela qui déterminera le succès d'un quelconque processus de réconciliation, au Pakistan, mais également en Afghanistan: si les talibans prêts au dialogue acceptent de s'opposer à leurs anciens frères d'armes jusqu'au-boutistes, qu'ils soient membres d'Al Qaïda ou combattants locaux. Les Occidentaux, qui veulent actuellement quitter l'Afghanistan la tête haute, semblent estimer que tous les talibans afghans sont forcément des nationalistes raisonnables, prêts au dialogue. Ce n'est pas si sûr. Et l'expérience pakistanaise sera sans doute pleine de leçons pour ceux qui veulent négocier avec eux.
Le lundi 3 mars, un attentat a eu lieu au Pakistan qui a particulièrement marqué les esprits. Des terroristes ont frappé, au cœur d'Islamabad, un tribunal. Plus précisément dans la zone "F-8" où l'on peut trouver des think tanks, des résidences de politiques importants, de généraux à la retraite... Ce n'est pas un endroit anodin pour un attentat terroriste. Il se trouve que l'auteur de ces lignes y travaille: si on ne peut que constater une réduction de la présence des forces de l'ordre depuis ces deux dernières années, elles restent encore bien présentes, et donnaient jusque là le sentiment d'une capitale sous contrôle, protégée. Cela reste, bien sûr, le cas: mais le problème avec ces attaques, c'est qu'il en suffit d'une seule pour briser le sentiment de sécurité d'une population.
Sans laisser les terroristes gagner en donnant à l'évènement une importance démesurée, il ne faut pas non plus tomber dans l'autre extrême et le minimiser. Il y a tout de même eu 11 tués et un peu moins d'une trentaine de blessés. Les militants ont frappé à 9:15 du matin, et ont pu semer la terreur pendant une bonne quarantaine de minutes avant l'intervention des forces de l'ordre. Plus perturbant encore: plusieurs jours après l'attaque terroriste, on ne pouvait toujours pas dire avec certitude combien de terroristes avaient effectivement attaqué le tribunal (le chiffre le plus probable selon un certain nombre d'analystes est de cinq ou six, pas plus). On ne peut même pas dire clairement comment ils s'y sont pris pour pénétrer un bâtiment sécurisé avec leurs armes et des ceintures d'explosifs pour deux d'entre eux. Par ailleurs, ceux qui ne se sont pas faits sauter ont réussi à s'enfuir malgré les dizaines de policiers venus en réaction à l'attentat. Enfin, ce ne fut pas la seule attaque menée par des terroristes à cette période. Dans la première partie de la semaine dernière, immédiatement après cet attentat sur Islamabad, 8 soldats ont été tués, dont 6 quelques heures avant que les négociateurs d'un processus de paix entre gouvernement central et talibans pakistanais ne se rencontrent.
Car c'est bien cela qui est visé par ces attaques récentes: le début d'un dialogue entre le TTP (Tehrik-i-Taliban Pakistan, le Mouvement des talibans du Pakistan) opposé à Islamabad, et le gouvernement de Nawaz Sharif. L'idée d'un processus de paix était présente dans les esprits très vite une fois Sharif arrivé au pouvoir. Suite au discours du Premier Ministre du 29 janvier 2014 à l'Assemblée nationale il a commencé à se matérialiser. Les deux parties ont choisi des représentants pour lancer des "négociations sur les négociations". Très vite les échanges ont été suspendus à cause d'une provocation insupportable de talibans: 23 soldats pakistanais faits prisonniers en 2010 avaient été décapités (mi-février 2014). Dans une vidéo qui a été envoyée à des journalistes le 17 février, un chef de guerre du TTP, de l'Agence tribale de Mohmand, Omar Khalid Khurasani, affirmait qu'il s'agissait d'une "réponse" à l'État pakistanais: il continue de combattre les talibans tout en négociant avec eux, les talibans continuent donc, eux aussi, à faire couler le sang. L'armée a répondu en bombardant les bases des rebelles, notamment dans le Nord Waziristan. Mais ce mois de mars semblait offrir un espoir: les talibans pakistanais avaient décrété un cessez-le-feu d'un mois, et le gouvernement avait répondu en stoppant les bombardements aériens. L'attentat du 3 mars aurait bien pu rendre impossible la reprise des négociations.
On reviendra dans la prochaine "Chronique d'Asie du Sud-Ouest" sur le groupe Ahrar-ul-Hind, qui s'est présenté comme responsable de l'action du 3 mars, dans les détails. Le problème ici, c'est qu'on sait bien peu de choses sur ce groupe. Il se présente comme indépendant du TTP, ce dont certains doutent. Malgré tout, il reste difficile d'accuser les talibans pakistanais, avec lesquels le gouvernement veut négocier, sans preuves. Quand les 23 soldats pakistanais ont été décapités, les protagonistes étaient bien connus, justifiant donc une réponse militaire. Ce n'est pas le cas cette fois. Par ailleurs, suite à une apparente reprise en main par le leadership central du TTP, même la branche du Mohmand de Khurasani a juré d'obéir à l'ordre de cessez-le-feu. Cela a été confirmé par un document écrit venant de ce groupe et fourni aux journaux pakistanais le 12 mars. Les talibans pakistanais en général ont affirmé haut et fort qu'ils n'avaient rien à avoir avec les terroristes du 3 mars. Dans ces conditions, au moins pour l'instant, il semblerait que les négociations restent d'actualité.
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Malgré tout, l'attentat du 3 mars a exacerbé les divisions sur la question des négociations, y compris à l'intérieur de la Ligue Musulmane, le parti de Nawaz Sharif. La Ligue et le gouvernement, semblent s'être divisés en deux, selon certaines sources. Il y a une tendance pensant aujourd'hui que frapper les talibans pakistanais est dans l'intérêt du pays : on y retrouverait, entre autres, le Ministre fédéral de la Défense Khawaja Asif; il est d'ailleurs intéressant de noter que celui-ci était, jusqu'à il y a peu, un grand partisan du dialogue avec les talibans. Il n'a pas hésité à dire publiquement que l'armée était prête à bombarder les bases du TTP et à organiser une campagne militaire au sol dès ce mois de mars. Il a contré l'excuse des talibans se déclarant innocents des crimes d'Ahrar-ul-Hind en rappelant qu'un cessez-le-feu devait être, forcément, total. Sans quoi, l'État était forcément dans l'obligation de répondre. Le fait que le ministre ait pu s'exprimer aussi librement, ainsi que son ralliement au camp des « éradicateurs », prouve à quel point la situation est fluide : pour l'instant, le dialogue a encore lieu, mais cela pourrait changer très facilement.
Face aux partisans de la guerre, il y a ceux qui, comme le Ministre de l'Intérieur Chaudhry Nisar Ali Khan, appuient l'idée d'un dialogue. Comme ils aiment à le rappeler, il ne s'agit pas d'être naïf, mais pragmatique: tout le monde, en ce moment, discute avec les talibans, le Pakistan doit faire de même pour apaiser les zones tribales d'ici le départ des troupes américaines. Ces talibans, en Afghanistan comme au Pakistan, sont une donnée politique en territoire pachtoune: vouloir les "éradiquer", c'est forcément faire un grand nombre de victimes collatérales. Mais vouloir dialoguer ne veut pas dire être pacifiste: à terme ils attendent des talibans "pacifiés" l'aide nécessaire pour lutter contre les extrémistes s'opposant à la paix.
C'est sans doute cela qui déterminera le succès d'un quelconque processus de réconciliation, au Pakistan, mais également en Afghanistan: si les talibans prêts au dialogue acceptent de s'opposer à leurs anciens frères d'armes jusqu'au-boutistes, qu'ils soient membres d'Al Qaïda ou combattants locaux. Les Occidentaux, qui veulent actuellement quitter l'Afghanistan la tête haute, semblent estimer que tous les talibans afghans sont forcément des nationalistes raisonnables, prêts au dialogue. Ce n'est pas si sûr. Et l'expérience pakistanaise sera sans doute pleine de leçons pour ceux qui veulent négocier avec eux.