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Mikhaïl Kalachnikov ou une certaine vision de l'homme et de la manière de le tuer

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Billet également publié sur le blog La voie de l'épée

Tous les soldats, guerriers, rebelles, bandits du monde, vous le diront : l'AK-47 et ses nombreuses copies et dérivés (ma préférence va au R-4 sud-africain) est un chef d'œuvre. Comme les livres classiques dont on sait qu'ils ont plus de chances que les best-seller de l'année d'être encore édité dans trente ans, on sait qu'on trouvera encore longtemps des "Kalachnikov" sur les différents champs de bataille... à moins qu'apparaisse un saut conceptuel aussi puissant que celui qui a eu lieu à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Lire aussi: Mikhaïl Kalachnikov, l'inventeur de la Kalachnikov, est décédé à 94 ans


La première force de l'AK-47 est qu'elle d'abord issue de l'observation du "peuple du feu", c'est-à-dire les fantassins, avant d'être un rêve d'ingénieur. Plus précisément, elle dérive de l'esprit d'analyse pratique de la Wehrmacht qui, chose incongrue en France ou au Royaume-Uni, entreprend au milieu de la guerre d'interroger systématiquement les hommes sur la manière dont ils combattent et essaie de coller les travaux de ingénieurs sur cette réalité plutôt que l'inverse. On constate alors que plus de 90 % des combats d'infanterie se déroulent à moins de 400 m et même plutôt à moins de 200 m. A ces distances-là, il n'est pas nécessaire d'utiliser les munitions en dotation capables de frapper avec prévision jusqu'à 800 m. Une munition avec moins de charge propulsive s'avère finalement aussi utile en pratique tout en permettant, et c'est là la première grande innovation, à une arme de la même robustesse de tirer en rafale.

Ce qui pouvait passer pour une rétro-évolution (une munition moins performante) était en fait le moyen de revenir en arrière sur une voie, celle du fusil qui arrivait à ses limites techniques, pour essayer un autre chemin qui a finalement permis d'aller encore plus loin. Les Allemands conçoivent alors le Sturmgewehr 44 ("fusil d'assaut") en fait un fusil-mitrailleur léger permettant de remplacer le binôme qui prévalait jusqu'alors associant le fusil, tirant loin mais avec une faible cadence de tir, et le pistolet-mitrailleur, aux caractéristiques inverses. Ils y gagnent en puissance de feu sur la zone utile 50-250 m avec une seule arme et munition et de manière plus souple que les binômes. Les Soviétiques comprennent tout de suite la puissance du concept et conçoivent à leur tour une munition à charge réduite, la 7,62 x 39 mm, avant de mettre en compétition les constructeurs pour développer l'arme qui pourrait l'utiliser. Le génie de Mikhail Kalachnikov, "surdoué de la main", est alors, tout en prenant aussi ce qui avait de mieux dans les armes automatiques de l'époque, d'avoir conçu un StG 44 simple et fiable. Son Avtomat Kalachnikova modèle 1947 s'impose d'évidence sur ses concurrentes et est adoptée en 1953. Elle est alors, selon le processus soviétique, à la fois perfectionnée sans cesse et toujours dans le sens de la facilité de production, puis déclinée en multiples versions. L'arme est fabriquée en masse et exportée dans les armées du Pacte de Varsovie avant de se retrouver dans les mains de toutes les organisations alliées à partir des années 1960.

La simplification peut engendrer des innovations de rupture. Comme la Ford-T démocratisant la voiture, l'AK-47 a offert de la puissance de feu efficace à tous. Produite massivement, elle est à la fois disponible partout et peu coûteuse (quelques centaines de dollars). Simple d'emploi, il suffit d'une ou deux minutes pour être capable de s'en servir dans tous les contextes et sans grand risque d'enraiement ni de beaucoup d'entretien. Le succès est alors tel et la contrefaçon si abondante que se forme vite un énorme marché secondaire civil. A plus de 100 millions d'exemplaires construits, la "kalachnikov" devient ainsi une arme de destruction massive échappant à tout contrôle et se retournant même contre ses créateurs soviétiques en Afghanistan dans les années 1980.

Pendant tout ce processus quasi-viral, les armées occidentales commencent par prendre du retard. La faute en revient d'abord au pouvoir de la norme américaine qui, en 1954, impose à l'OTAN une munition, la 7,62 x 51 (ou 7,62 Nato), excellente pour les armes légères classiques mais trop puissante pour être utilisée dans un fusil d'assaut. Les Américains corrigent cette erreur dix ans plus tard en imposant une nouvelle munition, la 5,56 mm et en adoptant eux-mêmes le fusil d'assaut M-16 dans les années 1960 mais alors que le marché est alors déjà occupé par l'AK-47.

La France se distingue en adoptant une munition différente de l'OTAN (la 7,5 mm) et en restant fidèle au fusil semi-automatique 1949/56 et au pistolet-mitrailleur MAT 49 jusqu'à se trouver en décalage complet avec ses adversaires. Comme leurs ancêtres de Tuyen Qaung se plaignant en 1884 d'être moins bien équipés par leur manufactures d'Etat que leurs adversaires qui avaient acheté leur Winchester à répétition sur le marché civil, les soldats engagés en Afrique à la fois des années 1970 et surtout au Liban en 1978 découvrent qu'ils sont moins équipés par leur Etat que les gens qui leur font face. Pour compenser ce décalage, on est donc obligé d'acheter en urgence des armes suisses SIG 540 en attendant de développer à la fin des années 1970, le premier fusil d'assaut français, le FAMAS.

La fin de la Guerre froide développe encore le pouvoir égalisateur de la Kalashnikov en augmentant la diffusion de cette arme par la connexion des différents réseaux de la mondialisation sur les arsenaux quasi-ouverts de l'ex-URSS. Alors que les moyens de nombreuses armées régulières, notamment africaines, s'effritent faute de sponsor et de ressources budgétaires, les organisations rebelles retrouvent une nouvelle force avec cet afflux d'armes légères low cost associés aux nouvelles technologies de l'information. Ces nouvelles rébellions kalachnikov + smartphone défient de nombreux Etats avec plus de succès qu'avant. Finalement ce ne seront pas les missiles, les avions MIG ou les chars lourds qui auront tenus l'OTAN en échec mais les petites Kalachnikov aux mains de Pashtounes. Comme les arquebusiers de la Renaissance pouvant tuer avec un minimum d'instruction des chevaliers chèrement équipés et longuement entraînés, les nombreux paysans de l'ex tiers-Monde sont capables de s'opposer avec succès aux soldats professionnels occidentaux rares et chers (et donc de plus en plus rares).

Héritage de la guerre froide, préférence pour les grands et couteux projets technologiques sur les petits matériels des petits fantassins, des budgets considérables ont été investis pour s'assurer d'une suprématie dans les airs et sur les mers alors que rien n'a été vraiment tenté pour s'assurer d'une telle supériorité sur les hommes-kalachnikov. En août 2008, au moment même où des Rafale survolaient le ciel afghan sans rencontrer d'ennemi, au sol une centaine de tels hommes étaient capables de détruire une de nos sections d'infanterie. Vingt fois plus d'argent avaient pourtant été consacrés aux premiers plutôt qu'à l'amélioration de l'efficacité des seconds avec le programme Félin.

Mikhail Kalachnikov a ouvert une boite de Pandore et nous ne saurons pas la refermer tant que, comme à son époque, on ne s'intéressera pas vraiment à ce que font les hommes sur le front et qu'on en fera pas d'eux une priorité stratégique.

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