Voilà bientôt trois mois que les sondages sont prohibés en Tunisie. En effet, la loi électorale dispose en son article 169 que : "Jusqu'à la promulgation d'une loi réglementant les sondages d'opinion, il est interdit de diffuser et de publier les résultats des sondages d'opinion ayant un rapport direct ou indirect aux élections ou aux référendums, ou les études et les commentaires journalistiques en rapport avec ces sondages à travers les différents médias durant la période électorale."
Au cours de ces deux dernières années, les sondages d'opinion ont mis en exergue deux phénomènes intrinsèquement liés à la réalité tunisienne:
Face à cette réalité "implacable" des voix s'élèvent à quelques semaines des élections législatives (prévues le 26 Octobre 2014) appelant au vote utile en faveur du camp "moderniste". Cette campagne pour le vote utile tire ses motivations de deux échecs politiques significatifs ; le premier étant l'échec du camp "démocrate" lors des élections du 23 Octobre 2011, et le deuxième étant l'échec de la troïka au pouvoir dans sa gestion des affaires courantes de l'Etat.
On pourrait comprendre cette initiative qui souhaiterait tirer les leçons de la dispersion des voix lors des précédentes élections qui a vu 1 290 293 des voix exprimées non représentées à l'Assemblée Nationale Constituante soit 31,83% des électeurs, mais une question se pose aujourd'hui, peut-on parler d'un vote utile en Tunisie?
Les sondages: clef de voute du vote utile
L'existence même du phénomène du vote utile découle des sondages d'opinion. On ne pourrait donc pas aborder ce sujet sans procéder à un état des lieux objectif des instituts de sondages en Tunisie.
Les instituts de sondages en activité en Tunisie sont au nombre de deux à savoir SIGMA CONSEIL et EMRHODE CONSULTING, on pourrait citer aussi l'institut 3C Etudes, mais ce dernier à cessé la publication de sondages d'opinion en janvier 2014.
Ce nombre plutôt réduit peut s'expliquer par l'apparition plutôt tardive de la pratique. A vrai dire, il ne pourrait y avoir de sondages d'opinion sans démocratie ou sans un certain climat de liberté. Dans les pays dits à "tradition démocratique", les instituts de sondages sont beaucoup moins récents qu'en Tunisie et leur nombre est dix fois plus important. On peut citer à titre d'exemple l'institut Britannique Gallup Poll fondé en 1937.
La Tunisie ne s'est pas adaptée juridiquement à l'apparition de cette pratique, contrairement aux pays à tradition démocratique, qui ont encadré juridiquement les sondages d'opinion en mettant en place par exemple des commissions formées de magistrats, chargées de surveiller la qualité et l'objectivité des sondages, et dans le cas d'une défaillance, ces commissions qui ont la qualité d'autorités administratives indépendantes font publier des mises au point dans les journaux afin d'alerter l'opinion publique.
On remarque alors que la fiabilité des sondages d'opinion en Tunisie doit être remise en cause.
L'absence d'encadrement juridique n'est pas le seul aspect de la précarité des sondages d'opinion, en effet, le nombre d'indécis affecte directement leur crédibilité.
Prenons l'exemple d'un échantillon de 1212 personnes, avec 50% d'indécis en moyenne sur les deux dernières années en Tunisie, on se rend compte très rapidement, que 40 à 50 personnes seulement représenteraient plus de 10% des voix exprimées, ce qui peut radicalement changer le classement du sondage en question sachant qu'en moyenne les partis/personnes en tête du sondage sont à 15-20% d'opinions favorables.
La question de la fiabilité des sondages d'opinion, n'a pas été assez soulevée, et pour cause, d'un coté les médias étaient dépendants de ces "Baromètres politiques" mensuels et de l'autre l'élite politique était incapable de mettre en doute leur crédibilité de crainte que ça ne soit interprété comme un aveu de faiblesse.
Les proportionnelles au plus fort reste: incompatibles avec le vote utile
Hormis la fiabilité des sondages, le vote utile dépend du mode de scrutin des élections. La plupart du temps, on évoque le vote utile dans le cadre d'une élection uninominale dans le but de barrer la route aux personnes ou aux partis trop minoritaires ou trop nuisibles au régime en place. Qu'en est-il pour la Tunisie?
Au lendemain de la révolution, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, a été chargée de définir le mode de scrutin des premières élections postrévolutionnaires. Cette instance formée de représentants des différents partis politiques et de la société civile comptait en son sein plusieurs juristes et experts en droit constitutionnel dont son président Yadh Ben Achour. Après plusieurs débats houleux, l'instance a fait le choix du scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste. En faisant ce choix, l'instance a voulu éviter la domination d'une force politique au lendemain des élections, et pour cause, si le choix avait été autre, le parti Ennahdha qui avait bénéficié de près d'un million et demi de voix aurait été très largement majoritaire au sein de l'Assemblée Nationale Constituante.
En ce qui concerne les prochaines élections législatives, le même mode de scrutin a été reconduit. Peut-on parler alors d'un vote utile dans le cadre d'un mode de scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste?
Les statistiques font pencher la balance en faveur d'une réponse négative, car le vote utile doit normalement bénéficier aux partis avec le plus grand pourcentage d'opinion favorable dans les sondages.
Si l'on prend l'exemple d'une liste qui bénéficierait d'un vote massif dans une circonscription, elle saturerait très vite le nombre de voix qui lui faut pour obtenir un nombre de sièges donnés. Dans le cadre d'un vote utile, les partis qui vont obtenir les sièges restants sur la circonscription en question seraient radicalement différents idéologiquement, en d'autres termes, si l'on appelle à un vote utile en faveur d'une liste du camp moderniste, et que celle-ci obtient un nombre massif de voix, les listes qui vont bénéficier des sièges restants dans la circonscription ne seront forcément pas des listes modernistes.
Dans le cadre du mode de scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste, appeler au vote utile pour un parti déterminé, c'est anéantir considérablement les chances du camp auquel il appartient, et c'est exactement ce qui s'est produit en Tunisie lors des dernières élections. Nous avons eu une coalition gouvernementale entre un parti islamiste et deux partis démocrates au lendemain des élections, justement parce que le parti islamiste en question, qui avait bénéficié d'un large appel au vote utile de la part du camp auquel il appartient, en était l'unique représentant.
Le vote utile censé synthétiser l'union du camp moderniste
Les intentions dont découle cet appel au vote utile restent cependant louables, avec un taux d'abstention qui risque d'être très élevé et un nombre faramineux de listes candidates, appeler au vote en faveur du camp moderniste éviterait une dispersion des voix qui semble fatidique.
Mais ce qu'on pourrait reprocher à cet appel au vote utile, c'est qu'il repose sur des motivations plutôt négatives, en effet, donner sa voix à un parti pour éviter le projet d'un autre pourrait même s'avérer dangereux.
Voter pour éviter un intégrisme religieux présumé, donnerait lieu à un nivellement par le bas qu'opérerait l'électeur en admettant que la dictature serait préférable à l'obscurantisme.
Un vote ne doit jamais reposer sur la peur, il doit être conquis par un projet et une vision politique claire. La peur est un obstacle à l'intérêt que doit porter l'électeur aux programmes politiques des différents candidats, car l'union électorale ne signifie pas union politique. Ce ne sont pas les positions des partis aujourd'hui qui importent, ce sont les actions qu'ils vont entreprendre demain. Et c'est ce qu'a appris à ses dépens une partie des votants lors des dernières élections, ceux-là même qui ont cru accorder leur confiance à certains partis progressistes, et qui ont vu ces derniers former une alliance gouvernementale avec un parti islamiste.
L'appel au vote utile n'a pas lieu d'être aujourd'hui en Tunisie, sans donnés statistiques sérieuses et sans un mode de scrutin adéquat, cet élan censé être citoyen se transforme en un rabattage électoral qui n'est profitable qu'au parti auquel il est destiné.
Suivre Louai Chebbi sur Twitter: twitter.com/louai_chebbi
Au cours de ces deux dernières années, les sondages d'opinion ont mis en exergue deux phénomènes intrinsèquement liés à la réalité tunisienne:
- Une large frange de la population qui souhaite participer aux prochaines échéances électorales ne sait pas pour qui voter (entre 40% et 65%).
- Deux partis politiques (l'un conservateur et l'autre moderniste) se détachent en terme d'intentions de vote.
Face à cette réalité "implacable" des voix s'élèvent à quelques semaines des élections législatives (prévues le 26 Octobre 2014) appelant au vote utile en faveur du camp "moderniste". Cette campagne pour le vote utile tire ses motivations de deux échecs politiques significatifs ; le premier étant l'échec du camp "démocrate" lors des élections du 23 Octobre 2011, et le deuxième étant l'échec de la troïka au pouvoir dans sa gestion des affaires courantes de l'Etat.
On pourrait comprendre cette initiative qui souhaiterait tirer les leçons de la dispersion des voix lors des précédentes élections qui a vu 1 290 293 des voix exprimées non représentées à l'Assemblée Nationale Constituante soit 31,83% des électeurs, mais une question se pose aujourd'hui, peut-on parler d'un vote utile en Tunisie?
Les sondages: clef de voute du vote utile
L'existence même du phénomène du vote utile découle des sondages d'opinion. On ne pourrait donc pas aborder ce sujet sans procéder à un état des lieux objectif des instituts de sondages en Tunisie.
Les instituts de sondages en activité en Tunisie sont au nombre de deux à savoir SIGMA CONSEIL et EMRHODE CONSULTING, on pourrait citer aussi l'institut 3C Etudes, mais ce dernier à cessé la publication de sondages d'opinion en janvier 2014.
Ce nombre plutôt réduit peut s'expliquer par l'apparition plutôt tardive de la pratique. A vrai dire, il ne pourrait y avoir de sondages d'opinion sans démocratie ou sans un certain climat de liberté. Dans les pays dits à "tradition démocratique", les instituts de sondages sont beaucoup moins récents qu'en Tunisie et leur nombre est dix fois plus important. On peut citer à titre d'exemple l'institut Britannique Gallup Poll fondé en 1937.
La Tunisie ne s'est pas adaptée juridiquement à l'apparition de cette pratique, contrairement aux pays à tradition démocratique, qui ont encadré juridiquement les sondages d'opinion en mettant en place par exemple des commissions formées de magistrats, chargées de surveiller la qualité et l'objectivité des sondages, et dans le cas d'une défaillance, ces commissions qui ont la qualité d'autorités administratives indépendantes font publier des mises au point dans les journaux afin d'alerter l'opinion publique.
On remarque alors que la fiabilité des sondages d'opinion en Tunisie doit être remise en cause.
L'absence d'encadrement juridique n'est pas le seul aspect de la précarité des sondages d'opinion, en effet, le nombre d'indécis affecte directement leur crédibilité.
Prenons l'exemple d'un échantillon de 1212 personnes, avec 50% d'indécis en moyenne sur les deux dernières années en Tunisie, on se rend compte très rapidement, que 40 à 50 personnes seulement représenteraient plus de 10% des voix exprimées, ce qui peut radicalement changer le classement du sondage en question sachant qu'en moyenne les partis/personnes en tête du sondage sont à 15-20% d'opinions favorables.
La question de la fiabilité des sondages d'opinion, n'a pas été assez soulevée, et pour cause, d'un coté les médias étaient dépendants de ces "Baromètres politiques" mensuels et de l'autre l'élite politique était incapable de mettre en doute leur crédibilité de crainte que ça ne soit interprété comme un aveu de faiblesse.
Les proportionnelles au plus fort reste: incompatibles avec le vote utile
Hormis la fiabilité des sondages, le vote utile dépend du mode de scrutin des élections. La plupart du temps, on évoque le vote utile dans le cadre d'une élection uninominale dans le but de barrer la route aux personnes ou aux partis trop minoritaires ou trop nuisibles au régime en place. Qu'en est-il pour la Tunisie?
Au lendemain de la révolution, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, a été chargée de définir le mode de scrutin des premières élections postrévolutionnaires. Cette instance formée de représentants des différents partis politiques et de la société civile comptait en son sein plusieurs juristes et experts en droit constitutionnel dont son président Yadh Ben Achour. Après plusieurs débats houleux, l'instance a fait le choix du scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste. En faisant ce choix, l'instance a voulu éviter la domination d'une force politique au lendemain des élections, et pour cause, si le choix avait été autre, le parti Ennahdha qui avait bénéficié de près d'un million et demi de voix aurait été très largement majoritaire au sein de l'Assemblée Nationale Constituante.
En ce qui concerne les prochaines élections législatives, le même mode de scrutin a été reconduit. Peut-on parler alors d'un vote utile dans le cadre d'un mode de scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste?
Les statistiques font pencher la balance en faveur d'une réponse négative, car le vote utile doit normalement bénéficier aux partis avec le plus grand pourcentage d'opinion favorable dans les sondages.
Si l'on prend l'exemple d'une liste qui bénéficierait d'un vote massif dans une circonscription, elle saturerait très vite le nombre de voix qui lui faut pour obtenir un nombre de sièges donnés. Dans le cadre d'un vote utile, les partis qui vont obtenir les sièges restants sur la circonscription en question seraient radicalement différents idéologiquement, en d'autres termes, si l'on appelle à un vote utile en faveur d'une liste du camp moderniste, et que celle-ci obtient un nombre massif de voix, les listes qui vont bénéficier des sièges restants dans la circonscription ne seront forcément pas des listes modernistes.
Dans le cadre du mode de scrutin proportionnel plurinominal au plus fort reste, appeler au vote utile pour un parti déterminé, c'est anéantir considérablement les chances du camp auquel il appartient, et c'est exactement ce qui s'est produit en Tunisie lors des dernières élections. Nous avons eu une coalition gouvernementale entre un parti islamiste et deux partis démocrates au lendemain des élections, justement parce que le parti islamiste en question, qui avait bénéficié d'un large appel au vote utile de la part du camp auquel il appartient, en était l'unique représentant.
Le vote utile censé synthétiser l'union du camp moderniste
Les intentions dont découle cet appel au vote utile restent cependant louables, avec un taux d'abstention qui risque d'être très élevé et un nombre faramineux de listes candidates, appeler au vote en faveur du camp moderniste éviterait une dispersion des voix qui semble fatidique.
Mais ce qu'on pourrait reprocher à cet appel au vote utile, c'est qu'il repose sur des motivations plutôt négatives, en effet, donner sa voix à un parti pour éviter le projet d'un autre pourrait même s'avérer dangereux.
Voter pour éviter un intégrisme religieux présumé, donnerait lieu à un nivellement par le bas qu'opérerait l'électeur en admettant que la dictature serait préférable à l'obscurantisme.
Un vote ne doit jamais reposer sur la peur, il doit être conquis par un projet et une vision politique claire. La peur est un obstacle à l'intérêt que doit porter l'électeur aux programmes politiques des différents candidats, car l'union électorale ne signifie pas union politique. Ce ne sont pas les positions des partis aujourd'hui qui importent, ce sont les actions qu'ils vont entreprendre demain. Et c'est ce qu'a appris à ses dépens une partie des votants lors des dernières élections, ceux-là même qui ont cru accorder leur confiance à certains partis progressistes, et qui ont vu ces derniers former une alliance gouvernementale avec un parti islamiste.
L'appel au vote utile n'a pas lieu d'être aujourd'hui en Tunisie, sans donnés statistiques sérieuses et sans un mode de scrutin adéquat, cet élan censé être citoyen se transforme en un rabattage électoral qui n'est profitable qu'au parti auquel il est destiné.
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