L'article 38 de la future Constitution est la signature d'une conception rétrograde de l'éducation, une source de tension, de malaise et de blocage pour l'avenir de nos enfants. Il s'inscrit en opposition nette par rapport au mouvement de réforme, celui de la Ennahdha qui, il y a un siècle et demi, faisait de l'enseignement une des clefs du développement et qui avait opéré une rupture par rapport aux enseignements traditionnels.
Il fallait rallumer le flambeau de la connaissance d'un monde encore "enseveli dans de profondes ténèbres", pour reprendre l'expression de Jamal Eddine al Afghani (1839-1897). Le Premier ministre Kheireddine (1822-1890), pour qui l'ignorance, ajoutée à l'absence d'institutions, constitue les obstacles majeurs au bonheur des peuples, crée en 1875 le Collège Sadiki, conçu pour donner une double formation, impliquant d'une part l'enseignement traditionnel, et d'autre part celui des disciplines scientifiques, des langues étrangères, de l'histoire et de la philosophie. Cette nouvelle institution s'inscrivait dans le mouvement de rénovation, déjà initié par Cheikh Mahmoud Kabadou (1812-1871), dont on connaît le rôle essentiel qu'il a joué à l'Ecole polytechnique du Bardo (1840), la première expérience d'enseignement étatique relevant directement du Bey et non des autorités religieuses, et dispensant un enseignement moderne, avec l'étude des langues européennes et des sciences exactes alors dénommées "sciences profanes".
L'article 38 sur l'éducation, voté par 141 députés de l'Assemblée nationale constituante issue des élections du 23 octobre 2011, maintient le caractère obligatoire de l'enseignement jusqu'à 16 ans et stipule que:
En enfermant l'enseignement uniquement dans "l'enracinement de son identité arabo-musulmane", les 141 députés de l'ANC ne mesurent pas les graves conséquences d'une formulation hautement idéologique. Une formulation qui fait de l'école l'otage des politiques - alors qu'elle devrait être préservée de toutes les surenchères - et lui impose un regard tourné vers le passé.
Un regard tourné vers le passé, c'est ce que refusaient ceux qui ont construit la Tunisie. C'est ce que refusait Bourguiba, riche de la double culture musulmane et occidentale acquise au Collège Sadiki.
Rappelons aux 141 députés ce qu'écrivait Abdeljelil Zaouche dans le journal du mouvement des jeunes Tunisiens, Le Tunisien, en1909:
Les 141 députés auraient-ils oublié l'histoire de leur pays?
Je faisais référence au début de mon propos à Kheireddine, grand homme politique et homme de culture, maîtrisant l'arabe, le turc et le français. Peut-être serait-il bon de relire son ouvrage Aqwam al-masalik fi ma'rifat ahwal al-mamalik, paru en français en 1868 sous le titre Réformes nécessaires aux Etats musulmans et écrit dans un double but.
Dans le monde actuel si complexe, tiraillé par des tensions de plus en plus fortes et soumis à tant de violences, l'éducation de nos enfants doit être pensée avec sérénité, loin des calculs politiques qui troubleraient l'esprit de l'enseignement et le détourneraient de son objectif. C'est pourquoi l'article 38 de la nouvelle Constitution n'est pas acceptable. Il est contraire à l'objectif de l'école, celui d'amener nos enfants à se sentir bien intégrés dans notre société. C'était un des fondements de la réforme de l'éducation initiée par Mohamed Charfi en 1989. Les 141 députés de l'ANC l'ont oubliée. Je les incite à relire l'article premier de la loi relative au système éducatif du 29 juillet 1991:
Dans son ouvrage Islam et Liberté (Albin Michel, 1999), interdit en Tunisie par le régime Ben Ali pendant quelques années, Mohamed Charfi explique que l'appartenance nationale ne doit être ni illusoire, source de désillusions, ni conflictuelle, source de tendance à la violence, mais qu'elle doit correspondre à la réalité, à la vérité. Il souligne que pour l'ensemble du monde musulman, et surtout pour le monde arabe, cette question pose problème. Pour des raisons politiques, les idéologies panislamiques ou panarabes ont été diffusées dans l'opinion et souvent dans les écoles, ce qui l'amène à la conclusion que "c'est là un grave facteur de tension". Comment éviter la discordance, instaurer la cohérence entre l'école et la société? Mohamed Charfi y répond:
Les jeunes Tunisiennes et Tunisiens ont été les acteurs de la Révolution de la liberté et de la dignité. Ils ont montré leur capacité à maîtriser les nouvelles technologies de la communication. Ils pourraient aussi contribuer à la construction du savoir scientifique, celui du monde de demain et être les initiateurs d'une Révolution du savoir, un vœu qu'a exprimé l'Egyptien Ahmed Zewail, prix Nobel de chimie lors de la conférence qu'il a donné à Tunis le 7 juillet 2012.
Ahmed Zewail a été honoré pour ses recherches effectuées aux Etats-Unis sur l'observation des molécules à l'échelle de la femtoseconde, soit un millionième de milliardième de seconde! Il est le deuxième scientifique du monde arabo-musulman à obtenir ce prix, vingt ans après le pakistanais Abdus Salam (1926-1996), lauréat du Nobel de physique en 1979 pour ses recherches en physique théorique.
Seulement deux Nobel scientifiques du monde arabo-musulman depuis la première attribution de ce prix en 1901! Abdus Salam faisait le triste constat de "l'extinction d'une science vivante au sein de la communauté islamique", mettant l'accent sur les causes internes.
Il relatait avec tristesse que le seul commentaire sur son travail qui l'avait amené au Nobel de physique, publié dans un journal arabo-islamique, était le suivant: "Professeur Salam, en poursuivant ces recherches sur l'unification de ces forces fondamentales, ne fait que suivre la doctrine hérétique soufiste de Wahdatul-Wujud".
Peut-être que les 141 députés qui ont voté l'article 38 sur l'éducation, devraient méditer ce constat.
Il fallait rallumer le flambeau de la connaissance d'un monde encore "enseveli dans de profondes ténèbres", pour reprendre l'expression de Jamal Eddine al Afghani (1839-1897). Le Premier ministre Kheireddine (1822-1890), pour qui l'ignorance, ajoutée à l'absence d'institutions, constitue les obstacles majeurs au bonheur des peuples, crée en 1875 le Collège Sadiki, conçu pour donner une double formation, impliquant d'une part l'enseignement traditionnel, et d'autre part celui des disciplines scientifiques, des langues étrangères, de l'histoire et de la philosophie. Cette nouvelle institution s'inscrivait dans le mouvement de rénovation, déjà initié par Cheikh Mahmoud Kabadou (1812-1871), dont on connaît le rôle essentiel qu'il a joué à l'Ecole polytechnique du Bardo (1840), la première expérience d'enseignement étatique relevant directement du Bey et non des autorités religieuses, et dispensant un enseignement moderne, avec l'étude des langues européennes et des sciences exactes alors dénommées "sciences profanes".
L'article 38 sur l'éducation, voté par 141 députés de l'Assemblée nationale constituante issue des élections du 23 octobre 2011, maintient le caractère obligatoire de l'enseignement jusqu'à 16 ans et stipule que:
"l'Etat garantit le droit à un enseignement public et gratuit dans tous ses cycles et veille à fournir les moyens nécessaires pour réaliser la qualité de l'enseignement, de l'éducation et de la formation; agit pour l'enracinement de son identité arabo-musulmane ainsi que l'ancrage et le soutien de la langue arabe et la généralisation de son utilisation".
En enfermant l'enseignement uniquement dans "l'enracinement de son identité arabo-musulmane", les 141 députés de l'ANC ne mesurent pas les graves conséquences d'une formulation hautement idéologique. Une formulation qui fait de l'école l'otage des politiques - alors qu'elle devrait être préservée de toutes les surenchères - et lui impose un regard tourné vers le passé.
Un regard tourné vers le passé, c'est ce que refusaient ceux qui ont construit la Tunisie. C'est ce que refusait Bourguiba, riche de la double culture musulmane et occidentale acquise au Collège Sadiki.
Rappelons aux 141 députés ce qu'écrivait Abdeljelil Zaouche dans le journal du mouvement des jeunes Tunisiens, Le Tunisien, en1909:
"A quoi servirait pour les musulmans du 20ème siècle de retourner à la civilisation de leurs ancêtres et de demeurer étrangers au progrès scientifique? Est-ce que les Italiens ont simplement restauré la civilisation romaine, et les Grecs se sont-ils contentés comme par le passé de s'adonner aux arts et à la philosophie?"
Les 141 députés auraient-ils oublié l'histoire de leur pays?
Je faisais référence au début de mon propos à Kheireddine, grand homme politique et homme de culture, maîtrisant l'arabe, le turc et le français. Peut-être serait-il bon de relire son ouvrage Aqwam al-masalik fi ma'rifat ahwal al-mamalik, paru en français en 1868 sous le titre Réformes nécessaires aux Etats musulmans et écrit dans un double but.
"D'abord, je veux réveiller le patriotisme des oulémas et des hommes d'Etat musulmans, et les engager à s'entraider dans le choix intelligent des moyens les plus efficaces pour améliorer l'état de la nation islamique, accroître et développer les éléments de sa civilisation, élargir le cercle des sciences et des connaissances...
En second lieu, j'ai écrit mon ouvrage pour détromper certains musulmans fourvoyés, qui...considèrent comme suspects ceux qui approuvent ce qu'il y a de bon comme système ou comme institutions chez les non musulmans".
Dans le monde actuel si complexe, tiraillé par des tensions de plus en plus fortes et soumis à tant de violences, l'éducation de nos enfants doit être pensée avec sérénité, loin des calculs politiques qui troubleraient l'esprit de l'enseignement et le détourneraient de son objectif. C'est pourquoi l'article 38 de la nouvelle Constitution n'est pas acceptable. Il est contraire à l'objectif de l'école, celui d'amener nos enfants à se sentir bien intégrés dans notre société. C'était un des fondements de la réforme de l'éducation initiée par Mohamed Charfi en 1989. Les 141 députés de l'ANC l'ont oubliée. Je les incite à relire l'article premier de la loi relative au système éducatif du 29 juillet 1991:
"Le système éducatif a pour objectif de réaliser, dans le cadre de l'identité nationale tunisienne et de l'appartenance à la civilisation arabo-musulmane, les finalités suivantes:
1. Offrir aux jeunes, depuis leur prime enfance, ce qu'ils doivent apprendre afin que, chez eux, se consolide la conscience de l'identité nationale tunisienne, se développent le sens civique et le sentiment de l'appartenance à la civilisation nationale, maghrébine, arabe et islamique et s'affermisse l'ouverture à la modernité et à la civilisation humaine..."
Dans son ouvrage Islam et Liberté (Albin Michel, 1999), interdit en Tunisie par le régime Ben Ali pendant quelques années, Mohamed Charfi explique que l'appartenance nationale ne doit être ni illusoire, source de désillusions, ni conflictuelle, source de tendance à la violence, mais qu'elle doit correspondre à la réalité, à la vérité. Il souligne que pour l'ensemble du monde musulman, et surtout pour le monde arabe, cette question pose problème. Pour des raisons politiques, les idéologies panislamiques ou panarabes ont été diffusées dans l'opinion et souvent dans les écoles, ce qui l'amène à la conclusion que "c'est là un grave facteur de tension". Comment éviter la discordance, instaurer la cohérence entre l'école et la société? Mohamed Charfi y répond:
"L'élève tunisien doit récupérer son passé, 'nationaliser' son histoire, se réapproprier la gloire de Carthage [...] Cela lui évitera de déconsidérer son pays comme le font certains jeunes ayant reçu une formation trop teintée d'idéologie [...] La langue étant d'une certaine manière liée à l'identité, la question de la place de l'arabe et des langues étrangères dans l'enseignement est souvent chargée de passion. Aussi, il est nécessaire de dépassionner le débat en précisant clairement la place privilégiée de l'arabe en tant que langue nationale et la place importante des langues étrangères en tant que moyen fondamental d'ouverture sur le monde [...] Les langues de Molière et de Shakespeare doivent être enseignées, non seulement en tant que langues de vocabulaire scientifique, mais aussi comme un moyen d'accéder à la connaissance d'autres cultures et d'autres civilisations".
Les jeunes Tunisiennes et Tunisiens ont été les acteurs de la Révolution de la liberté et de la dignité. Ils ont montré leur capacité à maîtriser les nouvelles technologies de la communication. Ils pourraient aussi contribuer à la construction du savoir scientifique, celui du monde de demain et être les initiateurs d'une Révolution du savoir, un vœu qu'a exprimé l'Egyptien Ahmed Zewail, prix Nobel de chimie lors de la conférence qu'il a donné à Tunis le 7 juillet 2012.
Ahmed Zewail a été honoré pour ses recherches effectuées aux Etats-Unis sur l'observation des molécules à l'échelle de la femtoseconde, soit un millionième de milliardième de seconde! Il est le deuxième scientifique du monde arabo-musulman à obtenir ce prix, vingt ans après le pakistanais Abdus Salam (1926-1996), lauréat du Nobel de physique en 1979 pour ses recherches en physique théorique.
Seulement deux Nobel scientifiques du monde arabo-musulman depuis la première attribution de ce prix en 1901! Abdus Salam faisait le triste constat de "l'extinction d'une science vivante au sein de la communauté islamique", mettant l'accent sur les causes internes.
"Premièrement, le repli sur elle-même et l'isolement de notre activité scientifique; en second lieu, essentiellement le refus de toute innovation et l'incitation à l'imitation (taqlid). Les dernières années du XIème siècle et le début du XIIème siècle en Islam, période qui vit le début du déclin, furent marquées par de violents conflits religieux et sectaires inspirés par des mobiles politiques".
Il relatait avec tristesse que le seul commentaire sur son travail qui l'avait amené au Nobel de physique, publié dans un journal arabo-islamique, était le suivant: "Professeur Salam, en poursuivant ces recherches sur l'unification de ces forces fondamentales, ne fait que suivre la doctrine hérétique soufiste de Wahdatul-Wujud".
Peut-être que les 141 députés qui ont voté l'article 38 sur l'éducation, devraient méditer ce constat.