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Tunisiens, apprenons à nous aimer

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En ce début d'année 2014, l'actualité nationale est bien entendu marquée par le début du vote de notre nouvelle Constitution par l'ANC.

Le processus aura, de toute évidence, été long, trop au regard de nombre de nos concitoyens. Le parcours, semé d'embuches. Les soubresauts, nombreux. Nous avons, en ce début d'aventure démocratique, perdu deux grandes figures politiques, deux militants d'exception, et les premières pages du roman révolutionnaire que le peuple, par l'intermédiaire de ses représentants, est en train d'écrire, resteront marquées du sang indélébile de deux combattants, qui méritent décidément autant que d'autres l'épithète "suprême".

Ces martyrs, le peuple ne les oubliera pas, soyons en sûrs. Leur souvenir restera, leur mémoire continuera d'habiter le panthéon de notre Histoire. Et, je veux le dire, ils seraient probablement fiers de voir que le sacrifice de leur vie a servi leur peuple. Quelle fin est plus douce à ceux qui ont la trempe des héros que la mort pour leurs idées d'abord et dans l'intérêt des leurs ensuite?

Notre génération et les futures leur en sauront gré, et leur devront tous les honneurs que l'exemplarité de leur existence puis leur martyre leur garantissent. La Tunisie aura eu deux démocrates pour héros fondateurs de sa République. Voilà un avantage dont nous pourrons nous targuer face à nombre de pays qui font déjà le monde d'aujourd'hui et seront plus grands encore parmi les nations de demain. Vargas au Brésil, Perón en Argentine, Kemal en Turquie, Khomeyni en Iran, Mao en Chine, voire Bismarck en Allemagne dont on voit les portraits orner les bureaux des ténors des milieux d'affaires, tous des figures unanimement encensées par la classe politique de leur pays, tous des dirigeants franchement autoritaires, lorsqu'ils n'ont pas tout bonnement été des tyrans sanguinaires, aux tendances parfois fascisantes.

Aujourd'hui, au lendemain de ces douloureuses pertes, le grand peuple de Tunisie a toutes les raisons d'être fier. Mais qu'on se le dise, qu'on le clame, qu'on en plastronne! Nous avons pris la fâcheuse habitude de ne nous manifester que dans les jours sombres. Nous avons eu raison de crier notre mécontentement, de le clamer sur la place publique à chacune des crises qui ont émaillé les deux dernières années, et sur cela je reviendrai. Je voudrais que nous puissions communier, fêter la victoire du peuple et des institutions souveraines dont il jette les premiers solides fondements. Commencer à le faire du moins, puisque nous semblons résolument engagés sur une voie sur laquelle une volte-face nous est heureusement maintenant improbable.

Le monde semblait l'avoir oublié, mais c'est chez nous, à Sidi Bouzid, qu'a débuté un printemps arabe qui n'aura finalement été que tunisien. Je me souviens qu'un soir, au cours d'une conférence à l'organisation de laquelle j'avais participé à HEC Paris, l'ambassadeur du Bahreïn en France s'était dit incapable de se prononcer sur le pays où a commencé le grand soulèvement qui a fait trembler tant de trônes de l'Océan au Golfe. Il avait fini par opter pour l'Egypte. J'aimerais aujourd'hui lui répondre qu'au fond peu importe où les choses se sont faites en premier, l'important est de savoir où et comment elles finissent. La réponse à la question de savoir qui a le mieux mené les choses à son terme lui viendrait sans doute plus aisément.

Je ne veux pas me réjouir des malheurs des peuples frères. De l'écrasement brutal des aspirations de la place de la Perle. De la lente déliquescence du Yémen. De la disparition de l'Etat libyen. Du déchirement de la Syrie qui n'en finit décidément pas, des missiles balistiques tirés par un despote sur sa propre population (triste première dans l'histoire mondiale), du gaz sarin employé par une armée contre le peuple qu'elle est censée défendre. Des douloureuses vicissitudes égyptiennes, des viols de la place Tahrir, de l'insurrection sanglante du Sinaï, des voitures piégées à Mansourah, des civils pris pour cibles, des rixes entre fils du même peuple, de l'implacable soif de pouvoir d'un Etat-major qui n'a jamais accepté de perdre un iota de son pouvoir, des manipulations de masse qui mènent aux pronunciamientos.

Je souhaiterais au contraire, à tous ceux qui souffrent de la stupidité et de la cupidité des factieux, des miliciens et des affairistes en terre arabe, dire que puisque leur sang est le nôtre, que leur âme et la nôtre sont communes, ils pourront toujours tourner leurs yeux vers un pays de leur Nation qui a réussi là où par la faute de leurs bourreaux ils ont échoué.

Les Tunisiens ont su montrer à ceux qui les gouvernent qu'il faudra compter avec eux. Ils ont pris d'assaut, pacifiquement, le Bardo, l'Avenue, chacun pour le camp qu'il soutenait, mais jamais ne s'en sont pris les uns aux autres. Alors que les Egyptiennes bravaient les plus grands dangers, nos concitoyennes ont été de toutes les batailles, debout dans des foules solidaires. Alors qu'au Caire les jets de pierre et les coups de feu faisaient chaque jour plus de victimes, nous avons vu les nôtres rompre le jeûne ensemble sur la place publique, dans de superbes moments de fraternité citoyenne, de fidélité à notre culture. Elle était là, manifestée à la vue de tous, la Tunisie éternelle, méditerranéenne, ouverte et tolérante mais déterminée. Le bon sens est chez nous la chose la mieux partagée, et c'est par lui, par les siècles de civilisation qui nous précèdent, que nous saurons faire barrage à toutes les aberrations, à tous les projets vains, à tous les extrémismes.

La Tunisie est parvenue à bâtir une société civile digne de ce nom. A elle aussi il faudra rendre un brillant hommage.

A tous ceux qui ont bravé les coups d'une police qui traîne de mauvais réflexes d'une ère bientôt définitivement révolue. A ceux qui, de marche en marche, de manifestation en manifestation, vont se faire passer à tabac et faire entendre leur voix pour que les choses avancent sous nos latitudes. A ces jeunes qui déjà ont l'âme des résistants. Aux activistes, aux blogueurs, aux rappeurs, aux militants, journalistes professionnels et improvisés, infatigables, battant inlassablement le pavé. Je pense aux Azyz Amami, Lina Ben Mhenni, Haythem El Mekki, Weld el XV, Klay BBJ, Amina Sboui, à tous ceux, avocats, intellectuels, fans ou sympathisants, qui ne les ont jamais abandonnés, qui les ont toujours soutenus.

Je pense à la jeunesse tunisienne qui s'est lancée à corps perdu dans la création d'ONG et associations brillantes, à ceux de Nawaat, d'Al Bawsala et de tant d'autres, qui ont voulu établir les conditions d'une démocratie viable et pérenne dans leur pays.

Peut-être parmi eux y en aura-t-il qui douteront de la pertinence d'une réjouissance trop prompte, et ils en auraient raison. Leur lutte se devra de se poursuivre, pour le plus grand bien de tous, car d'eux dépend le succès de la grande entreprise.

Nous devons aussi saluer l'engagement d'une classe politique qui, si elle a pris plus de temps que ce qu'elle avait annoncé, et ce, aux frais du contribuable qui n'en avait pas besoin, si elle s'est parfois égarée dans des prises de position futiles, perdue dans des joutes superflues, des déclarations maladroites, voire insultantes à la mémoire de ceux qui sont tombés pour le drapeau, a aussi su se résoudre à accepter le dialogue comme seule issue possible. Elle a su, dans la douleur certes, comprendre que la paix civile et le bien du pays passent par le compromis, et l'on a vu les députés d'Ennahdha se refuser à admettre la Charia comme source du droit, accepter le caractère civil de l'Etat, consacrer l'égalité des citoyennes et des citoyens.

Puissent les jours qui viennent nous confirmer ces bonnes résolutions prises par le parti islamo-conservateur. Car c'est bien ce que la formation qui constitue aujourd'hui la droite tunisienne doit devenir, elle doit incarner un conservatisme à la mode arabe, et les efforts accomplis ces derniers mois la poussent dans cette voie alors même que l'intransigeance des généraux n'a laissé d'autre choix aux Frères musulmans égyptiens que celui des armes, et que l'entêtement criminel des maîtres de Damas fait passer le Front Al Nosra (récemment rebaptisé Al Qaïda au Levant) pour un partenaire possible aux yeux d'une partie de l'opinion et de pans entiers de la rébellion syrienne.

Il appartient donc à la gauche dite démocratique, à l'opposition laïque d'éviter les discours "éradicationnistes", et d'accepter de composer avec le parti de Ghannouchi. Le choix de Mustapha Ben Jaâfar de le faire au lendemain des premières élections libres de notre pays, s'il lui a valu d'être longtemps conspué, semble en ces jours prendre tout son sens, et il doit lui aussi être salué. Mais que les islamistes comprennent aussi une bonne fois pour toute qu'il faudra entendre les aspirations à la liberté de conscience, d'opinion, de pratique ou non de leur religion qui animent une part de notre peuple.

On a longtemps parlé de deux Tunisies. Il n'y en a qu'une, traversée majoritairement par un courant un jour, un autre le lendemain. Le reste, c'est au débat public de le faire. Ceux qui ne l'ont pas compris sont condamnés à rejoindre les ténèbres de l'histoire, car ils auront face à eux un Etat démocratique et fort, affermi dans ses principes par l'action déterminée de toutes les vigies qui ne demandent qu'à être plus fiers encore qu'ils ne le sont de leur patrie.

Tunisiens, la tâche qui attend notre pays est immense. Des espaces de misère dont certains ignoraient tout et que d'autre continuent de méconnaître subsistent, des inégalités criantes, des injustices immenses, et dans les affaires mêmes des assassinats susmentionnés, des zones d'ombre peinent à se dissiper.

La justice devra faire son travail, la magistrature se défaire de sa propension à l'obscurantisme, la corruption reculer, le citoyen être mieux considéré par une administration et des services d'Etat gangrénés par leur inefficacité et les tares héritées de plus d'un demi-siècle d'indigence. Le tourisme devra repartir, l'esprit d'entreprise, le mode de financement de l'économie être reconsidérés, l'investissement encouragé.

Un modèle reste à bâtir, des pages et des pages à rédiger. Mais, nous sommes sur la bonne voie. Le monde ne manquera pas d'applaudir nos premiers succès, d'y voir de l'espoir. Déjà, des universitaires et observateurs, outre-Méditerranée et outre-Atlantique, encensent la Tunisie comme la seule démocratie arabe. Celui qui l'aurait prédit il y a trois ans eût été bien inspiré, ou complètement fou.

Alors, Tunisiens, qu'attendons-nous pour cesser de regretter l'illusoire bonheur passé de l'ère du parti-unique, cesser de nous déconsidérer, pour apprendre à nous réconcilier avec nous-mêmes, à nous offrir le destin que nous méritons plus que tous autres?

Tunisiens, apprenons, enfin, à nous aimer.

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