La publication du “Livre noir, le système de propagande Ben Ali”, par la présidence de la République tunisienne a suscité une vague de réactions hostiles, et pas seulement des journalistes et personnes qui y ont été citées comme “amis” et “collaborateurs” de l’ancien régime. Farah Hached, présidente du Labo' démocratique, une association militant depuis sa création au lendemain de la révolution, pour l’ouverture des archives de la dictature, s’est indignée de la parution de cet ouvrage, sans qu’il y ait une loi sur la justice transitionnelle.
Petite-fille du leader syndical Farhat Hached, elle a décidé de boycotter les commémorations officielles de l’anniversaire de l’assassinat de son grand-père, jeudi 5 décembre, ne souhaitant pas recevoir à cette occasion “un président de la République qui, au lieu de créer une commission neutre et indépendante pour traiter les archives de Carthage, a choisi de les instrumentaliser à son avantage et celui de son parti politique en allant contre les lois de la République qu'il est censé représenter” explique-t-elle. Interview.
HuffPost Maghreb: Vous avez décidé de ne pas assister aux commémorations officielles du 61ème anniversaire de l’assassinat de votre grand-père en signe de contestation à la parution par la présidence de la République du Livre noir publiant une partie des archives Carthage. N’est-ce pas une décision difficile à prendre?
Farah Hached: C’est en effet une décision difficile. C’est une décision personnelle et individuelle. Ayant milité depuis plus de deux ans et demi pour une législation spécifique concernant les archives de la dictature et pour leur ouverture, je ne peux m’en laver les mains à la sortie du Livre Noir. Je me suis dit, si je vais y aller, je vais rencontrer le Président de la République Moncef Marzouki. La personne qui est à l’origine de ce Livre Noir. Je ne pourrais pas dire ce que j’ai à lui dire, car ce n’est pas correct de faire cela dans un mausolée où on se recueille. Cela va mettre mal à l’aise les officiels qui seront présents et aussi ma famille. J’ai préféré ne pas y aller et expliquer combien ce livre est contraire à mes convictions et aux convictions de toute personne qui croit en une justice transitionnelle juste et équitable.
Qu’est-ce que vous reprochez à ce livre?
Je lui reproche la façon dont il a été fait. A cause du procédé, on ne peut pas être sûr que c’est “la vérité” qui y est étalée. Je lui reproche l’absence de transparence, le fait qu’il soit publié par la présidence de la République. Je ne dis pas que ceux qu’ils l’ont fait ne sont pas de bonne foi mais le fait que ça soit les hommes de la présidence met un doute sur leur neutralité. Il n’y pas eu de commission indépendante, et ceci constitue un obstacle à la justice transitionnelle. Qui nous dit que les auteurs n'en ont pas exclu des amis et inclus des ennemis? S’il y avait eu une procédure transparente avec un respect des règles, j’aurais dit, oui pourquoi pas le publier. Mais là encore, est-ce c’est à la présidence de le faire? Normalement, c’est aux élus de décider la manière avec laquelle on met en place un processus de justice transitionnelle.
Comment expliquez-vous cette publication par la présidence de la République dans ce cas?
Il y a deux options. Soit Moncef Marzouki est de bonne foi et a voulu accélérer le processus. Soit il est de mauvaise foi et a voulu instrumentaliser les archives, donner un coup d’envoi à sa campagne électorale, et dans la foulée mettre les projecteurs sur ses ennemis politiques. Personnellement, je ne peux pas savoir s’il est de bonne ou de mauvaise foi. Mais même s’il était de bonne foi, les gens peuvent penser qu’il est de mauvaise foi. Il a donc biaisé le processus de transition. Il n’a pas publié les archives de façon brute. Il a fait un tri. Sur quelle base ce tri a-t-il été fait? Ceci décrédibilise la justice transitionnelle. C’est un cadeau empoisonné.
Pourquoi le processus de justice transitionnelle est-il bloqué?
Objectivement, la justice transitionnelle et la question des archives ne peuvent être réalisées et solutionnées rapidement, même si idéalement elles devraient l’être, car il faut se mettre d’accord sur les procédures à suivre, créer une instance indépendante, et résoudre beaucoup de questions pratiques et sensibles. Cependant, quand il y une volonté politique, il y a au moins réflexion institutionnelle autour du sujet. La société civile l’a fait. Sur la question des archives, nos dirigeants ont fait l’autruche. La volonté politique est absente. Le ministre des Droits de l’Homme et de la justice transitionnelle Samir Dilou avait dit “Si on ouvre les archives maintenant, les gens vont croire qu’on les instrumentalise”. Mais les gens pensent aussi qu’ils les instrumentalisent en ne les ouvrant pas.
Et comment ces archives peuvent-elles être instrumentalisées?
Partout où il y a eu révolution, les archives ont été instrumentalisées politiquement. On peut les instrumentaliser, soit pour faire pression sur ses adversaires politiques, soit pour protéger les siens, soit les deux. Dans les partis d’opposition, il y a toujours eu des délateurs et des informateurs. Donc forcément, ils ne veulent pas étaler leur linge sale. Mais ce n’est pas l’idée que nous avons de l’ouverture des archives.
Notre démarche au Labo' Démocratique, ce n’est ni de publier des livres noirs avec des listes, ni de laisser les archives dans une cave alors que les citoyens en ont besoin. Nous allons avoir des élections, les Tunisiens doivent savoir qui est corrompu et qui a retourné sa veste. Le citoyen a le droit de connaître le passé des personnes pour lesquelles il va voter.
Les gens se renseignent sur Facebook où il y a beaucoup d’intox et de mensonges. Et là je souhaite souligner le rôle des médias et parfois leur responsabilité sur un certain nombre de manipulations. On m’a récemment invitée sur une station radio pour réagir au Livre Noir. Après l’interview, sur son site web, la radio a repris uniquement deux phrases de ce que j’ai dit, sorties de leur contexte, avec un titre catégorique. Ceux qui n’ont pas écouté l’interview en direct ont eu droit à des propos biaisés. Les médias ne doivent pas agir de la sorte, ils ont une responsabilité vis-à-vis des citoyens. C’est vrai que beaucoup d’efforts ont été faits depuis deux ans mais il reste encore du chemin à faire.
Vous-êtes en train de finaliser un livre sur le traitement des archives nationales et la police politique sous la dictature. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?
C’est un livre que je co-rédige avec Wahid Ferchichi et qui traite de la relation entre le citoyen et les services de sécurité en Tunisie à travers 3 tomes: les archives de la dictature, la transparence et la protection de la vie privée dans le secteur de la sécurité, et enfin le contrôle démocratique des services de renseignements. Ce n’est pas un simple rapport d’études, mais un ouvrage issu de recherches approfondies. Nous analysons le contexte tunisien sur le plan juridique, politique et historique, en le confrontant aux expériences étrangères, ce qui nous a amené à proposer des axes de réformes qui, selon nous, sont adaptées à la Tunisie. Ce livre est l’aboutissement de ce qu’on a commencé au printemps 2011. C’est une sorte de boîte à outils pour les décideurs et les élus afin qu’ils puissent adopter les loi adéquates.
Petite-fille du leader syndical Farhat Hached, elle a décidé de boycotter les commémorations officielles de l’anniversaire de l’assassinat de son grand-père, jeudi 5 décembre, ne souhaitant pas recevoir à cette occasion “un président de la République qui, au lieu de créer une commission neutre et indépendante pour traiter les archives de Carthage, a choisi de les instrumentaliser à son avantage et celui de son parti politique en allant contre les lois de la République qu'il est censé représenter” explique-t-elle. Interview.
HuffPost Maghreb: Vous avez décidé de ne pas assister aux commémorations officielles du 61ème anniversaire de l’assassinat de votre grand-père en signe de contestation à la parution par la présidence de la République du Livre noir publiant une partie des archives Carthage. N’est-ce pas une décision difficile à prendre?
Farah Hached: C’est en effet une décision difficile. C’est une décision personnelle et individuelle. Ayant milité depuis plus de deux ans et demi pour une législation spécifique concernant les archives de la dictature et pour leur ouverture, je ne peux m’en laver les mains à la sortie du Livre Noir. Je me suis dit, si je vais y aller, je vais rencontrer le Président de la République Moncef Marzouki. La personne qui est à l’origine de ce Livre Noir. Je ne pourrais pas dire ce que j’ai à lui dire, car ce n’est pas correct de faire cela dans un mausolée où on se recueille. Cela va mettre mal à l’aise les officiels qui seront présents et aussi ma famille. J’ai préféré ne pas y aller et expliquer combien ce livre est contraire à mes convictions et aux convictions de toute personne qui croit en une justice transitionnelle juste et équitable.
Qu’est-ce que vous reprochez à ce livre?
Je lui reproche la façon dont il a été fait. A cause du procédé, on ne peut pas être sûr que c’est “la vérité” qui y est étalée. Je lui reproche l’absence de transparence, le fait qu’il soit publié par la présidence de la République. Je ne dis pas que ceux qu’ils l’ont fait ne sont pas de bonne foi mais le fait que ça soit les hommes de la présidence met un doute sur leur neutralité. Il n’y pas eu de commission indépendante, et ceci constitue un obstacle à la justice transitionnelle. Qui nous dit que les auteurs n'en ont pas exclu des amis et inclus des ennemis? S’il y avait eu une procédure transparente avec un respect des règles, j’aurais dit, oui pourquoi pas le publier. Mais là encore, est-ce c’est à la présidence de le faire? Normalement, c’est aux élus de décider la manière avec laquelle on met en place un processus de justice transitionnelle.
Comment expliquez-vous cette publication par la présidence de la République dans ce cas?
Il y a deux options. Soit Moncef Marzouki est de bonne foi et a voulu accélérer le processus. Soit il est de mauvaise foi et a voulu instrumentaliser les archives, donner un coup d’envoi à sa campagne électorale, et dans la foulée mettre les projecteurs sur ses ennemis politiques. Personnellement, je ne peux pas savoir s’il est de bonne ou de mauvaise foi. Mais même s’il était de bonne foi, les gens peuvent penser qu’il est de mauvaise foi. Il a donc biaisé le processus de transition. Il n’a pas publié les archives de façon brute. Il a fait un tri. Sur quelle base ce tri a-t-il été fait? Ceci décrédibilise la justice transitionnelle. C’est un cadeau empoisonné.
Pourquoi le processus de justice transitionnelle est-il bloqué?
Objectivement, la justice transitionnelle et la question des archives ne peuvent être réalisées et solutionnées rapidement, même si idéalement elles devraient l’être, car il faut se mettre d’accord sur les procédures à suivre, créer une instance indépendante, et résoudre beaucoup de questions pratiques et sensibles. Cependant, quand il y une volonté politique, il y a au moins réflexion institutionnelle autour du sujet. La société civile l’a fait. Sur la question des archives, nos dirigeants ont fait l’autruche. La volonté politique est absente. Le ministre des Droits de l’Homme et de la justice transitionnelle Samir Dilou avait dit “Si on ouvre les archives maintenant, les gens vont croire qu’on les instrumentalise”. Mais les gens pensent aussi qu’ils les instrumentalisent en ne les ouvrant pas.
Et comment ces archives peuvent-elles être instrumentalisées?
Partout où il y a eu révolution, les archives ont été instrumentalisées politiquement. On peut les instrumentaliser, soit pour faire pression sur ses adversaires politiques, soit pour protéger les siens, soit les deux. Dans les partis d’opposition, il y a toujours eu des délateurs et des informateurs. Donc forcément, ils ne veulent pas étaler leur linge sale. Mais ce n’est pas l’idée que nous avons de l’ouverture des archives.
Notre démarche au Labo' Démocratique, ce n’est ni de publier des livres noirs avec des listes, ni de laisser les archives dans une cave alors que les citoyens en ont besoin. Nous allons avoir des élections, les Tunisiens doivent savoir qui est corrompu et qui a retourné sa veste. Le citoyen a le droit de connaître le passé des personnes pour lesquelles il va voter.
Les gens se renseignent sur Facebook où il y a beaucoup d’intox et de mensonges. Et là je souhaite souligner le rôle des médias et parfois leur responsabilité sur un certain nombre de manipulations. On m’a récemment invitée sur une station radio pour réagir au Livre Noir. Après l’interview, sur son site web, la radio a repris uniquement deux phrases de ce que j’ai dit, sorties de leur contexte, avec un titre catégorique. Ceux qui n’ont pas écouté l’interview en direct ont eu droit à des propos biaisés. Les médias ne doivent pas agir de la sorte, ils ont une responsabilité vis-à-vis des citoyens. C’est vrai que beaucoup d’efforts ont été faits depuis deux ans mais il reste encore du chemin à faire.
Vous-êtes en train de finaliser un livre sur le traitement des archives nationales et la police politique sous la dictature. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?
C’est un livre que je co-rédige avec Wahid Ferchichi et qui traite de la relation entre le citoyen et les services de sécurité en Tunisie à travers 3 tomes: les archives de la dictature, la transparence et la protection de la vie privée dans le secteur de la sécurité, et enfin le contrôle démocratique des services de renseignements. Ce n’est pas un simple rapport d’études, mais un ouvrage issu de recherches approfondies. Nous analysons le contexte tunisien sur le plan juridique, politique et historique, en le confrontant aux expériences étrangères, ce qui nous a amené à proposer des axes de réformes qui, selon nous, sont adaptées à la Tunisie. Ce livre est l’aboutissement de ce qu’on a commencé au printemps 2011. C’est une sorte de boîte à outils pour les décideurs et les élus afin qu’ils puissent adopter les loi adéquates.
Lire: L'ouverture des archives de la police politique en Tunisie, ce n'est pas pour demain
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