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Tunisie: La seule avancée démocratique réelle dans le monde arabe

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Yvan Cliche a été fonctionnaire à la Banque africaine de développement, à Tunis, entre 2007 et 2011 et a vécu sur place la Révolution tunisienne. Il écrit régulièrement sur le monde arabe et l'Afrique depuis 30 ans.


La Tunisie est présentement engagée dans un sprint visant à finaliser sa nouvelle Constitution avant le 14 janvier, soit trois ans jour pour jour après sa Révolution historique de 2011 qui a déclenché le Printemps arabe. La route qui a mené à cet aboutissement tant souhaité a été tout sauf linéaire.

Deux raisons expliquent l'accouchement difficile de ce document historique: le caractère inattendu de la Révolution tunisienne et l'absence d'une force politique structurée canalisant cette poussée démocratique.


Un rappel des événements, tels que vécus sur place

Mercredi 12 janvier 2011, à Tunis. Je me rends à l'heure du lunch rue Habib-Bourguiba, la principale artère de la capitale, pour mieux prendre le pouls de l'agitation sociale qui habite le pays depuis le suicide, par immolation, d'un jeune marchand de fruits-légumes dans une bourgade oubliée de la Tunisie profonde.

Mon pronostic: avec la quantité innombrable de flics et d'indicateurs qui encadrent la ville, le peuple tunisien semble avoir bien peu de chances de franchir la passerelle vers sa liberté...toutes ces manifestations spontanées depuis un mois ne seraient-elles donc qu'un feu de paille, un sursaut vite réprimé et oublié?

Puis les événements se précipitent. Dès le lendemain, moi et mes collèges de travail recevons, à la mi-journée, une consigne de notre employeur de quitter immédiatement la ville, de plus en plus couverte par la fumée de gaz lacrymogènes provenant des policiers chargeant des manifestants. Je quitte dans le tohu-bohu général, une main sur le volant de ma voiture, l'autre sur le visage pour éviter l'irritation rapide causée par ces gaz.

Puis, le lendemain, soit le vendredi 14 janvier, en fin d'après-midi, l'impensable survient. Réfugié avec ma famille dans notre résidence, sise sur une rue au nom prédestiné, soit le 1, rue du Jasmin (la révolution tunisienne sera qualifiée de «Révolution du jasmin», fleur mythique de ce pays), je suis figé devant le téléviseur de mon salon, saisi par le spectacle de l'Histoire qui s'écrit à la stupeur de tous.

Car à la télé nationale, trois dirigeants invoquent un obscur article de la Constitution pour justifier un changement à la direction du pays, dirigé par le même homme depuis 23 ans, le dictateur Zine Ben Abidine Ben Ali, qui a fui dare-dare le pays suite à une importante manifestation dans la capitale.

Partout dans ce petit pays d'Afrique du Nord, et dans le monde, la consternation est complète, totale. Rien de moins qu'une révolution politique vient d'avoir lieu dans un pays arabe.


La joie cède rapidement la place à l'incertitude

Les jours suivants, un couvre-feu est imposé dès la tombée du jour par l'armée, qui semble prendre le contrôle face à une institution policière omnipuissante, mais détestée en Tunisie.

Car des coups de feu sont entendus chaque nuit. (Pour moi qui est passionné d'Histoire et qui a vu tant de documentaires sur les grands événements, je me dis que, cette fois, ce n'est pas un film que je visionne, confortablement installé dans le salon de ma résidence au Canada, mais des bouleversements en direct : les balles entendues de si près... en sont de vraies).

Les citoyens sont forcés d'assurer eux-mêmes leur sécurité, avec une vigile permanente de leur quartier. Des membres de la garde rapprochée de Ben Ali, hier si puissants et craints, sont emprisonnés. D'autres quittent de nuit, dont Belhassen Trabelsi, le beau-frère honni du président, vers Montréal; sa résidence à Tunis, comme celles d'autres membres de sa famille, est pillée et saccagée. Plusieurs étrangers, inquiets de ce désordre si subit, tranchant grandement avec l'ancien ordre imposé par une police pléthorique, prennent d'assaut les aéroports. Les affiches à la gloire de Ben Ali, qui étouffent le paysage national depuis deux décennies, sont déchirées. Les rumeurs (souvent fausses) abondent, mais les pénuries surviennent, rapidement.

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Banlieue de Tunis, janvier 2011. Poster déchiré de l'ex président Ben Ali.



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Tunis, janvier 2011. Des barrages de fortune sont mis en place par des citoyens pour protéger l'accès à leur quartier.




Bref, la rupture est radicale. Si bien que, pour tous, la joie cède rapidement le pas à l'inquiétude, l'insécurité, car on ne sait plus qui dirige le pays et où il s'en va.

Mais, au-delà de ces troubles, pour la première fois dans le monde arabe, la «rue», dont on a souvent déploré l'apparente apathie, s'est enfin réveillée, et demande plus de pain, et de dignité.


Une évolution en dents de scie, mais l'optimisme est permis

Avancée rapide trois ans plus tard, où en est la Tunisie? Malgré des avancées et des reculs, dont des assassinats de leaders politiques, la stagnation économique, l'émergence de la mouvance islamiste autrefois réprimée, le pays tient bon: il s'avère finalement le seul du Printemps arabe à laisser entrevoir les fruits de sa Révolution.

Car, durant ces trois dernières années, dans les pays touchés par ce nouveau « printemps des peuples», la Libye a sombré dans un quasi-chaos, l'Égypte joue du surplace avec une armée qui s'accapare tout, la Syrie compte ses morts et est encore aux prises avec un dictateur sanguinaire et illégitime.

Seule la petite Tunisie semble avancer, à petits pas, difficilement. Le pays a au moins vu éclore, pour la première fois depuis son indépendance, la liberté de presse, de parole et de réunion. Ce n'est pas une mince avancée pour un État qui, durant ses plus de 50 ans d'indépendance, le disputait à la Corée du Nord en matière de contrôle de l'information: la moindre parcelle de critique contre le pouvoir était en effet bannie, les opposants étroitement surveillés.

Après un beau parcours suivant les premiers mois de la révolution, avec une assemblée constituante élue dès la fin 2011, la situation depuis semble moins linéaire: le débat politique est acerbe, marqué par une profonde division entre les tenants d'une société davantage fondée sur le religieux, et les tenants d'une société laïque. Les prochaines élections ne devraient se tenir qu'en 2014, alors qu'elles étaient initialement prévues fin 2012.

Chose certaine, aucun parti, aucun leader n'émergent avec assez de force pour «guider» le pays vers un avenir plus florissant.

L'économie souffre de cette instabilité politique: la croissance n'est pas assez vigoureuse pour résorber le chômage des jeunes et les clivages régionaux. Le ralentissement économique de l'Europe, depuis quelques années, qui est le principal partenaire économique de la Tunisie, arrive à un bien mauvais moment.

Malgré cela, un optimisme prudent est de mise. Après avoir été à l'avant-garde du monde arabe sur le plan social, notamment par le statut accordé aux femmes, la Tunisie est en voie de s'afficher de nouveau comme un modèle, cette fois sur le plan démocratique. On lui souhaite tellement de réussir.

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