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Je sais seulement que je ne sais rien

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"Tous ces aristocrates de la pensée tiennent à affirmer qu'ils ne pensent pas comme la vile foule"
Maurice Barrès


En Tunisie, la prise de conscience d'un certain élitisme intellectuel aurait dû amener les classes cultivées à chercher de nouvelles approches pédagogiques. Au lieu de cela, celles-ci continuent à justifier une hiérarchie où l' "élite" se prévaut de son intelligence par rapport à la masse. Ce conservatisme place nos classes cultivées face à leurs propres contradictions: comment s'octroyer la mission de "ré-instruire" l'autre alors qu'on censure, d'emblée, le récepteur en dénigrant ses facultés cognitives? De tels préjugés révèlent le narcissisme intellectuel de nos classes cultivées et leur déficience pédagogique, d'où le rapport difficile que ces classes entretiennent avec la masse. Pourtant, c'est en retrouvant l'essence de la pédagogie socratique qu'on pourrait corriger ce rapport.

"Non seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais tu crois les savoir" (Platon, Premier Alcibiade, 116 e ; 118b).


C'est en s'adressant à Alcibiade que Socrate détruit le mythe de la possession du savoir et fonde l'idée de sa quête. Celui qui s'attribue la tâche d'éveiller les esprits doit, en premier lieu, prendre conscience de son ignorance et se débarrasser de l'illusion du savoir, ce piège funeste qui donne à l'instructeur l'impression de suprématie.

L'acte d'instruire débute, ainsi, par la destruction de l'ego intellectuel: je ne détiens pas le savoir, donc je ne suis pas supérieur à celui que j'accuse d'ignorance. L'ignorance socratique permet à l'instructeur non plus de se concentrer sur lui-même, mais de focaliser sur les opinions et les arguments de l'interlocuteur, d'y déceler les failles, de les écarter et de récupérer les qualités intellectuelles intrinsèques car, selon Socrate, le savoir n'est pas le privilège du maître, mais bien une faculté humaine innée.

"Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne sait pas ... Sans avoir reçu de personne aucun enseignement" (Platon, Ménon 85 c, d ; 86 a)


Socrate suppose un état de savoir antérieur propre à chaque individu. Dès que l'esprit quitte le monde métaphysique et prend matière dans le corps, cet état de savoir s'enfouit. L'effort de l'instructeur consiste à assister le récepteur dans la quête de cet état pré-empirique. Instruire c'est laisser à l'autre la liberté de reconquérir sa propre faculté de raisonnement et de connaissance.

La pédagogie socratique vient ainsi désavouer les incohérences pédagogiques de nos classes cultivées. Aveuglées par l'illusion du savoir, celles-ci prétendent enseigner la logique, la morale et la vertu à une société tunisienne devenue "inculte". Or, c'est ce type de dogme intellectuel que la pensée socratique combat. L'instructeur ne sait pas. Tout comme le gynécologue qui aide la femme enceinte à accoucher, l'instructeur doit uniquement guider le récepteur à faire ressurgir la vérité ensevelie au plus profond de son esprit.

Les outils de prédilection de ce procédé, appelé la maïeutique, sont l'ironie subtile et le questionnement méthodique : face à l'énoncé, l'ignorance de l'instructeur doit être manifestement perceptible par le récepteur, et ce à travers un enchaînement d'interrogations posées par l'instructeur. Au final, ces interrogations devront mener le récepteur à comprendre son erreur.

"Je raisonnai ainsi en moi-même: Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point" (Platon, Le procès, 21 e)


Une fois que l'instructeur et le récepteur auront à prendre conscience de leur ignorance, une dialectique s'opèrera entre les deux protagonistes.

Grâce à l'enseignement de Socrate, le sentiment de suprématie intellectuelle éprouvé par nos classes cultivées, actuellement générateur d'une pédagogie apathique et inefficace, cèdera la place à la reconnaissance d'autres techniques pédagogiques axées sur l'empathie. Ces nouveaux procédés seront propices à l'échange dynamique et réciproque avec la masse.

D'un autre côté, les classes cultivées ne doivent plus s'engager à lutter contre l'ignorance: l'école et l'augmentation du niveau moyen d'éducation sont pourvues des moyens nécessaires. L'objet est de combattre l'esprit acritique qui condamne aussi bien le cultivé que le moyennement cultivé à l'illusion du savoir. Cette forme d'ignorance insidieuse opère à l'insu de l'individu. Elle se cache derrière les évidences, le sens commun, les idées reçues, les représentations réductrices et rassurantes.

Identifier cette ignorance, premièrement, en soi puis chez l'autre, c'est se donner la possibilité réelle de faire progresser les mentalités.

Références: HUMMEL, Charles, "Platon", Perspectives, Paris, UNESCO, vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 339-348; Platon, les œuvres complètes, Arvensa Editions

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